Cartographie de l’entre-deux

  • William S. Messier (Author)
    Townships. Récits d’origine. Marchands de Feuilles (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Alex Bellemare

La récente réédition en format poche de Townships (recueil de nouvelles initialement paru en 2009 et dont il importe de souligner ici la réussite matérielle) est le premier ouvrage publié de William S. Messier, qui est également l’auteur de deux romans remarqués, Épique (2010) et Dixie (2013). Ce recueil consacre l’établissement d’une voix à la fois singulière et inscrite dans une tendance lourde du roman québécois contemporain. Townships participe en effet d’un courant fort que certains ont qualifié de néo- ou post-terroir (Alexie Morin, Samuel Archibald), néo-régionalisme (Francis Langevin) ou encore école de la tchén’ssâ (Benoît Melançon). Ce courant se caractérise notamment par la mise en exergue du masculin, par le retour massif des régions ainsi que par un travail important sur la langue, surtout dans sa dimension orale, sans par contre pousser l’expérimentation jusqu’à la caricature langagière. Townships, s’il procède en effet de cet imaginaire bariolé, réactualise également certains mythes, thèmes et représentations traditionnellement associés à l’américanité (on fait volontiers l’éloge de la route ou encore du blues des années 1960).

La construction bigarrée de Townships, recueil de treize très courtes nouvelles, accorde le primat à la première personne et au masculin. On y présente des narrateurs originaux et colorés, mélangeant dans l’irrésolution réflexions intimistes et observations critiques. Que se passe-t-il, au fond, dans Townships ? Rien ou si peu, sinon le défilement halluciné et nostalgique de l’infra-ordinaire. Les nouvelles de Messier se situent toujours au ras du quotidien, dans un passé proche et en même temps fantomatique, tandis que les figures les plus insolites s’enchaînent à un rythme déferlant. Car si le nouvelliste explore les paysages estriens, verdoyants mais parfois défigurés par l’urbanisme sauvage des banlieues, accueillant et hybridant la culture américaine dans des formes inventives, ce sont avant tout les personnages à la fois atypiques et iconoclastes, formant effectivement galerie, qui structurent l’imaginaire de Townships. Cette écriture du réel s’accompagne parfois d’un merveilleux qui tient du folklore, du conte ou de la légende. Des « waitress siamoises », unies à jamais par un même doigt, au carnavalesque Charles-Arthur Bouchard, un personnage cavalant avec le fœtus, toujours semi-vivant, de son frère jumeau fixé sur un bras, la dimension quasi fantastique de Townships engendre basculements et équivoques qui brouillent les rapports conventionnels entre fiction et réalité.

Messier vaporise dans ses nouvelles plusieurs motifs issus de la culture populaire (on y parle beaucoup de hockey, mais aussi de baseball, d’émissions radiophoniques, de musique folk et de blues, de fêtes foraines, etc.). Cependant, ce qui caractérise le mieux les personnages de Townships demeure sans doute leur constante mobilité : on traverse différents lieux de sociabilité à la fois répétitifs et pittoresques (la maison, le restaurant, la voiture), on pénètre dans des imaginaires culturels clivés et parfois disparates (dans Folk, par exemple, on croise religion, technologie et hockey), on circule entre différents âges de nouvelles en nouvelles (les narrateurs sont tour à tour enfants, adolescents ou adultes). Certaines nouvelles (Cinq cents T-bones, mourir noyé, gagner le million) travaillent à l’inverse la stagnation et le sur-place, en investissant un lieu-carrefour, une maison de chambres fantasque, qui s’échafaude, multiple et contrastée, à partir d’une figure d’homme ayant « arrêté de se déplacer ». C’est bien encore le mouvement et le métissage qui organisent la fabrication de Townships. En ce sens, le sous-titre du recueil, « Récits d’origine », trouve un écho emblématique et évocateur dans l’agencement de la ville de Pigeon Hill : « Ça [Pigeon Hill] s’assume essentiellement en tant que croisée de deux chemins, l’un d’est en ouest, l’autre du nord au sud ». La cartographie de l’entre-deux mise en place dans Townships, qui se situe à l’intersection de différentes cultures, de paysages partagés et de représentations continuellement phagocytées, est précisément le point d’origine et de rencontre où s’élaborent ces récits multiformes. La quête de l’origine tracée par Townships, et par extension celle de l’identité tant individuelle que collective, transite ainsi par l’expérience réifiée d’espaces intermédiaires et continuellement soumis au mélange.



This review “Cartographie de l’entre-deux” originally appeared in Queer Frontiers. Spec. issue of Canadian Literature 224 (Spring 2015): 137-38.

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