Ce n’est pas net, tout ça, mais c’est formidable

Reviewed by Daniel Laforest

Patrice Lessard a déjà fait publier trois récits aux éditions Héliotrope entre 2011 et 2014. La critique, enthousiaste, les a retenus sous le nom de trilogie de Lisbonne en raison de son thème le plus évident. L’effet auteur-maison peut expliquer que Lessard ait été choisi afin d’inaugurer la branche de « roman noir » lancée par Héliotrope en 2015. Cela dit, il ne faut pas plus de deux pages pour rendre caduque cette supposition aux yeux du lecteur. Prédestiné ou pas, quel petit triomphe que ce livre ! J’écris « petit », mais c’est par habitude. La littérature de genre, qu’on appelait il n’y a pas si longtemps encore paralittérature dans le conservatisme des classes universitaires, est censée exister à mi-chemin entre le pastiche et la production de plaisirs faciles, prévisibles et immédiatement monnayables. Le roman noir serait la plus « para » parmi ces littératures. Ses gros traits sont connus. Il est policier par prétexte et criminel par inclination. Il est urbain moins par nécessité que parce que c’est en ville qu’il s’achète, se lit, et se recycle aussitôt. Il est dévoué, enfin, à l’enquête comme mode narratif, mais seulement dans la mesure où celle-ci déterre plus d’immondices qu’elle n’en peut expliquer dans ses conclusions. Le roman noir a cette teinte parce que les proverbiaux bons sentiments finissent par ennuyer tout le monde en littérature. Héliotrope parvient-elle à reconduire la jouissance perverse de cette forme standardisée dans sa nouvelle collection ? Tout à fait. Ajoutons que Patrice Lessard, à son compte, fait beaucoup mieux. Il donne le ton d’un roman noir québécois dont le point cardinal est l’authenticité. Non pas authenticité dans les critères du genre. L’Authenticité tout court. Excellence poulet est un roman québécois excellent. Les plaisirs de lecture y sont très nombreux, et il faut le dire.

On ne résume pas un roman d’enquête policière ; ce serait en nier le principe. Il suffit de mentionner que les personnages de Lessard évoluent dans un cercle restreint où les occurrences parmi les plus banales concourent à faire se croiser tout un chacun. Des juxtapositions de lieux offrent quant à elles rapprochements mentaux à rabais et inconfort généralisé : garderie et bennes à ordure ; salon de massage et casse-croute de poulet frit ; prêteur sur gage et commissariat. Le narrateur entretient une connivence sourde avec son lecteur. Il faut que la poisse se sente dans l’air, que les surfaces graisseuses soient palpables. Le crime qui surgira là-dedans ne pourra qu’être sale. Excellence poulet est d’autre part un véritable roman montréalais contemporain, à savoir qu’il a le tact de situer son action juste en marge des lieux attendus. Le coin des rues Saint-Zotique et Papineau n’est plus ouvrier comme il l’était naguère ; il n’est pas homogène comme il le deviendra sans doute demain. Y dominent encore les maisons de chambres, les piètres commerces et une absence impressionnante d’auto-indulgence. On y parle sans ambages, c’est-à-dire sans arrière-pensées. Excellence poulet donne envie d’ajouter qu’on y parle comme partout ailleurs. Je n’ai pas souvenir d’un roman récent au Québec qui déploie un talent équivalent pour la représentation écrite de l’argot francophone lié à la vie ordinaire. C’est peut-être là son plus vif triomphe dans l’authenticité. Faut-il passer par un roman noir comme celui dont Lessard nous donne l’exemple éclatant pour ressaisir aujourd’hui, comme par la bande, la texture de cette parlure québécoise de toulmonde qui obséda tant les générations d’avant ? Poser la question c’est y répondre. En effet, c’est oui, et c’est formidable.



This review “Ce n’est pas net, tout ça, mais c’est formidable” originally appeared in Emerging Scholars. Spec. issue of Canadian Literature 226 (Autumn 2015): 142-43.

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