Déambuler dans le « temps » et dans l’imaginaire d’un pays

  • Jean Morisset
    Sur la piste du Canada errant : Déambulations géographiques à travers l'Amérique inédite. Éditions du Boréal (purchase at Amazon.ca)
  • Valérie Lapointe-Gagnon
    Panser le Canada : Une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton. Éditions du Boréal (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Louis-Serge Gill

À peine un an après qu’ait été célébré le cent-cinquantième anniversaire de la Confédération canadienne, Boréal fait paraître deux ouvrages fort riches pour comprendre certaines facettes de ce pays métissé et multiculturel.

Dans Panser le Canada, Valérie Lapointe-Gagnon nous invite à revisiter un moment important de l’histoire intellectuelle du Canada : la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, communément appelée la Commission Laurendeau-Dunton. Tenue sur quatre-vingt-treize mois, soit presque huit années, cette dernière avait pour mandat de redonner une « unité » à un pays de plus en plus confortable dans ses divisions entre paliers provinciaux et fédéral. Fort à propos, cette commission arrive à point nommé et « s’inscrit dans un contexte particulier, où prévaut la volonté plus affirmée que jamais de trouver les voies d’une cohabitation sereine entre les « deux peuples fondateurs » à l’aube d’un nouveau siècle pour la fédération et devant les menaces représentées par la peur de l’annexion aux États-Unis et la montée de l’indépendantisme ». La commission d’enquête comme objet d’étude repense la méthode historiographique, entre autres puisque l’ouvrage aborde la singularité du contexte dans lequel la commission s’est formée. À cet égard, la chercheuse relève bien « l’importance des commissions d’enquête dans le développement et la formation du savoir scientifique » à une époque donnée.

De cette manière, Lapointe-Gagnon ne se contente pas de retracer les tenants et les aboutissants de cette commission dans une démarche chronologique. Et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage. Panser le Canada amène le lecteur à la rencontre d’une communauté d’intellectuels (des écrivains, des professeurs universitaires, de hauts dirigeants et une « ménagère » en Gertrude Laing, seul membre féminin de la commission), tous convoqués pour réfléchir à la situation et palier la scission entre le temps réflexif que permet la commission par ses nombreuses consultations et le temps politique qui se solde bien souvent par des résolutions rapidement adoptées au gré des sessions parlementaires. En ce sens, l’utilisation des notions d’événement et de kairos (grec pour « moment opportun ») pour « voir si certains événements se sont déroulés hors du temps linéaire pour atteindre un moment qui a sa propre dimension temporelle . . . » renouvèle certainement la manière d’envisager d’autres événements singuliers et surtout, le rôle des acteurs qui y ont pris part, dans leurs affinités comme dans leurs divergences. En somme, « [l]a notion de kairos permet de saisir le sens de l’événement et l’intensité des moments », notamment l’ « ambiance ». De fait, cette notion permet aussi de saisir la sensibilité de l’historienne. D’ailleurs, comme le souligne Lapointe-Gagnon en conclusion, cela ouvre de nouvelles perspectives pour « penser les femmes comme sujets politiques, comme des actrices à part entière de l’histoire politique et intellectuelle, dont elles sont trop souvent évacuées ».

Hors des balises de l’analyse finement menée par Lapointe-Gagnon, Jean Morisset, géographe et professeur d’expérience, nous invite à un autre voyage : l’exploration du Canada tel qu’ « imaginé » dès l’arrivée de Jacques Cartier et tel que vécu par les coureurs des bois et autres explorateurs du continent. Après leur arrivée, les premiers Européens ont tôt fait de créer des alliances avec les nations autochtones. Incidemment, un métissage inévitable s’est opéré et les premiers « Canadiens » sont nés. Ni Français, ni autochtones, ces descendants francophones des premiers colons ont arpenté le territoire d’abord pour se l’approprier, ensuite pour mieux le connaître.

Dans cette optique, Morisset met son talent d’écriture à retracer la piste de ce « Canada errant » qui, si l’on se fie à l’imaginaire franco-américain, s’étendait de l’Alaska à l’Amérique du Sud. Par une série de propositions et de réflexions intéressantes, l’auteur nous entraîne dans les forêts du Nord, dans les plaines, plus à l’Ouest, au Mexique et au Brésil. C’est que le Canadien, cet individu profondément exilé de lui-même, a plus en commun avec le Mexicain et le Brésilien qu’avec son voisin états-unien. L’unique différence réside certainement dans le fait qu’au Canada, c’est le conquérant qui s’est proclamé de l’identité du conquis. Polémique, cette proposition n’en est qu’une parmi d’autres.

À titre d’exemple, le chapitre « Sur les traces de l’imaginaire franco », qui convoque à la fois la poésie de Gaston Miron, les récits de voyageurs français, des réflexions d’Octavio Paz, ainsi que des impressions et des expériences plus personnelles à Jean Morisset, nous aide à saisir comment un peuple minorisé en vient à entretenir une haine de lui-même et de son passé. Hélas, la Conquête a empêché les Canadiens de s’affirmer contre leur mère patrie. Par conséquent, l’européanisation des manières de faire, des manières d’être, de concevoir le territoire et la culture est toujours latente et Morisset la débusque même dans les années 1960 avec l’apparition du substantif « québécois », retour vain aux origines françaises d’un « habitant » pourtant à la fois Français, Anglais, Espagnol et autochtone. En ce sens, Morisset revient à Lionel Groulx qui aurait considéré ce métissage comme un mythe. De fait, il a longtemps été bon ton de faire taire le « sauvage », de le « nationaliser ». Si l’auto-analyse du Canadien dure depuis bientôt quatre siècles, force est de constater qu’elle n’aboutit qu’à peu de résultats.

Au gré des « déambulations géographiques à travers l’Amérique inédite », le lecteur aura peut-être quelques difficultés à retrouver ses repères, voire à s’identifier aux diverses origines relevées par Morisset. Pourtant, si l’on se sent parfois désorienté par les nombreuses idées soulevées et les sources sollicitées, peinant en conséquence à saisir le fil de l’argumentation, il n’en demeure pas moins que la riche pensée ici déployée et le plaisir manifeste de raconter un Canada inédit font de cet ouvrage, tout comme celui de Valérie Lapointe-Gagnon, des incontournables en cette époque de réconciliation.



This review “Déambuler dans le « temps » et dans l’imaginaire d’un pays” originally appeared in 60th Anniversary Spec. issue of Canadian Literature 239 (2019): 160-162.

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