Entre essai et roman

  • Mario Cardinal (Author)
    Pourquoi j’ai fondé Le Devoir: Henri Bourassa et son temps. Libre Expression (purchase at Amazon.ca)

Publiée à l’occasion du centenaire de la fondation du journal Le Devoir, la biographie d’Henri Bourassa rédigée par Mario Cardinal annonce par son titre un projet original. Dans Pourquoi j’ai fondé Le Devoir, la vie de Bourassa est en partie évoquée par l’entremise de dialogues imaginaires inspirés pour l’essentiel de propos contenus dans les écrits et les discours de l’homme politique. Ce procédé littéraire se greffe à des descriptions savantes d’événements historiques qui mettent en contexte les prises de position et les idées de Bourassa, ainsi que ses motivations à fonder un quotidien d’information. Mêlant fiction et réalité, cette biographie oscille entre l’essai proprement dit et le roman. L’idée est intéressante. Elle permet, d’une part, de rendre un récit vivant de la vie de Bourassa et, d’autre part, de situer ce dernier dans l’univers politique et social du Québec au tournant du vingtième siècle. Au fil des pages, Cardinal fait donc valoir le rôle d’acteur sociopolitique incontournable de Bourassa en dressant un portrait intime de l’homme. À cette fin, l’auteur a notamment consulté les mémoires de la fille d’Henri Bourassa, Anne, et a eu le privilège de s’entretenir avec un de ses fils, Bernard.

La biographie est divisée en quatre parties, chacune étant dédiée à un thème particulier. S’étalant sur soixante pages, la première partie présente les principaux épisodes de la vie familiale de Bourassa et les débuts de sa vie publique. Les deux parties suivantes, qui constituent l’essentiel de l’ouvrage, couvrent respectivement la fondation et les premières années de gestion du Devoir, ainsi que les combats politiques et idéologiques menés par Bourassa sur les questions concernant notamment l’impérialisme britannique, la colonisation du territoire québécois et les minorités francophones hors Québec. Les idéologies fondatrices de la personnalité de Bourassa font l’objet de la dernière partie de l’ouvrage dans laquelle il est décrit sur une cinquantaine de pages comme un ultramontain antiséparatiste et nationaliste canadien. Le livre prend fin avec sa démission du poste de directeur du Devoir en 1932 et son retrait progressif de la vie active. Du portrait général dressé par Cardinal, l’ultramontanisme de Bourassa apparaît à juste titre comme un facteur déterminant de sa pensée et de ses actions. Le biographe montre très bien que lorsque cette obéissance à l’autorité papale et à l’Église se heurte à d’autres valeurs fondamentales, Bourassa se voit contraint d’adopter des positions morales et idéologiques parfois difficiles à soutenir. Enfin, tout au long de l’ouvrage apparaît en filigrane l’influence des journaux sur la formation de l’opinion publique et les jeux de coulisse politiques. Le cas du Devoir, qui se voulait indépendant des pouvoirs politiques et économiques, est particulièrement révélateur à cet égard.

Le choix d’un traitement thématique plutôt que chronologique dans le récit permet de cibler les événements décisifs de la vie de Bourassa, mais entraîne également d’incessants sauts dans le temps qui rendent la compréhension difficile par moments. La trame narrative, bien servie par les dialogues et le style alerte de Cardinal, y perd également un peu de son impact. De plus, certains lecteurs auront peut-être quelques réserves quant à l’effet produit par les changements de ton d’une écriture hésitant entre l’essai et le roman historique. En ce qui concerne les sources qui ont servi à la rédaction de l’ouvrage, la bibliographie retenue par l’auteur est plutôt pertinente, mais date quelque peu, ce qui traduit bien l’état de l’historiographie sur Bourassa. On s’étonne toutefois de ne pas y retrouver des références plus récentes et indispensables comme des monographies sur l’histoire des idées au Québec et des ouvrages collectifs consacrés aux premières décennies d’existence du Devoir. De même, malgré le souci de l’auteur de rapporter les faits avec rigueur, certaines erreurs factuelles apparaissent à l’occasion, tout particulièrement lorsqu’il est question de la famille de Bourassa. Par exemple, la remarque voulant qu’il ait eu « peu de relations avec ses frères » laisse sous-entendre des liens familiaux déficients, alors qu’en réalité Bourassa n’avait qu’un seul frère, Gustave, décédé en 1904. Enfin, puisque Le Devoir occupe une place importante dans cette biographie, il aurait été souhaitable d’aborder plus en détail la décennie précédant le départ de Bourassa de la direction du journal, période qui n’est ici que brièvement esquissée.

Destinée au grand public, la biographie de Mario Cardinal représente une contribution intéressante qui vient combler l’absence d’études récentes sur la vie d’Henri Bourassa. Toutefois, ceux et celles qui attendaient, avec le centenaire de la fondation du Devoir, la parution d’un ouvrage érudit puisant principalement dans des sources demeurées inexploitées devront encore patienter.



This review “Entre essai et roman” originally appeared in Canadian Literature 214 (Autumn 2012): 145-46.

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