Face à l’autre

  • André Lamontagne (Author)
    Les fossoyeurs. Éditions David
  • Kim Thúy
    Ru. Libre Expression
Reviewed by Jean-Pierre Thomas

Accueillir l’autre ou être accueilli par lui : la différence peut sembler minime entre ces positions, que tout un univers sépare pourtant. Ce sont les retombées de ces phénomènes, dont la dynamique entraîne des attitudes et des répercussions distinctes, qu’explorent André Lamontagne et Kim Thúy dans leurs romans respectifs. Par l’entremise de narrations quelque peu singulières, les deux auteurs montrent de quelle manière et selon quels impératifs la relation à l’autre se construit, qu’elle soit souhaitée ou imposée.

Dans Les fossoyeurs, André Lamontagne présente le parcours d’un journaliste lancé dans une enquête visant à repérer les traces de la communauté chinoise établie à Québec au début du 20e siècle. D’emblée réticent à laisser l’autre, en l’occurrence l’Asiatique, pénétrer dans son enceinte sacrée, le personnage principal s’ouvre peu à peu et accepte la communion avec la différence. C’est en fait dans une quête des racines de la communauté chinoise qu’est lancé ce personnage, qui souhaite « accomplir un devoir de mémoire » en préservant le passé de l’autre. En parallèle avec ce récit narré à la première personne, le lecteur découvre l’histoire mystérieuse, racontée à la troisième personne, d’un pyromane qui, après avoir croisé la route du journaliste, aurait allumé l’incendie du Manège militaire de Québec. La particularité du roman consiste dans le traitement de ces deux récits qui se déroulent de pair, chapitre après chapitre. L’intérêt du lecteur est soutenu par l’entremêlement des intrigues qu’agrémentent des informations riches sur l’histoire de Québec. La ville, pour la circonstance devenue un véritable personnage aux airs de mystère, se laisse découvrir sous un visage peu connu, agrémenté de petits faits anecdotiques. En professeur de littérature habitué de se livrer à des recherches minutieuses, l’auteur a offert à son lecteur la possibilité de découvrir une histoire du petit fait obscur qui sous-tend l’Histoire officielle, allant notamment jusqu’à élaborer « un circuit touristique de la mort, une visite guidée de tous les cimetières de Québec, existants ou disparus ». Québec devient une ville-catacombe aux atours sombres : c’est comme si le passé commandait la réécriture du présent.

De son côté, Kim Thúy offre un récit alliant un regard critique sur l’Histoire (dans son cas, celle de la guerre vietnamienne dans les années 1960 et 1970) à des impressions tissées au fil de réflexions empreintes de sensualisme. Autofiction ou autobiographie ? La frontière n’est pas clairement établie, ce qui n’empêche pas le roman Ru de prétendre au statut d’œuvre personnelle. De sa tendre enfance à sa vie d’adulte intégrée à son milieu d’accueil (un Québec perçu comme « le paradis terrestre »), Kim Thúy fait une chronique des événements marquants de sa vie, où priment les impressions au détriment de la chronologie. De fait, les événements sont ici présentés sans souci d’ordre précis, l’auteure n’hésitant pas à cavaler entre présent et passé dans un chassé-croisé frénétique. Le point de vue adopté consiste en un mélange de lucidité et de cette naïveté qui est souvent la marque de l’individu en temps de guerre. À travers de courts chapitres reliés par des images évanescentes, Thúy s’efforce de rendre compte des événements qui ont marqué sa vie : la situation difficile d’un Vietnam ployant sous le joug du communisme, la fuite risquée hors du pays natal, la survie dans les camps de réfugiés, puis l’adaptation à un nouveau pays, à une culture différente. Ici aussi, l’accès à une Histoire non officielle, trop longtemps cachée par la voix dictatoriale du meneur, captive le lecteur. Le choc des cultures rend le périple de l’auteure coloré, ce dont rend compte l’adaptation difficile à l’Ailleurs : « Je n’avais plus de points de repère, plus d’outils pour pouvoir rêver, pour pouvoir me projeter dans le futur, pour pouvoir vivre le présent, dans le présent. » Comment ne pas être ému devant le regard sagace de Kim Thúy qui, à la vue d’un simple tatouage par exemple, relève l’écart qui sépare « une cicatrice désirée et une cicatrice infligée, l’une payée, l’autre payante, l’une visible, l’autre impénétrable, l’une à fleur de peau, l’autre insondable, l’une dessinée, l’autre informe » ? Ces deux univers sont-ils conciliables ?

Accueillir l’autre ou être accueilli par lui ? Deux options qui, au-delà de leur élan opposé, mettent en présence de la différence et donnent à percevoir la distance qui nous sépare toujours de l’Ailleurs tout en nous y réunissant. Par les mots d’André Lamontagne et de Kim Thúy, le lecteur fait l’expérience d’une réunion à soi.



This review “Face à l’autre” originally appeared in Spectres of Modernism. Spec. issue of Canadian Literature 209 (Summer 2011): 168-169.

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