Le roman sans aventure?

  • Isabelle Daunais
    Le roman sans aventure. Éditions du Boréal Express (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Anne Caumartin

Cet essai d’Isabelle Daunais peut être reçu comme un cadeau puisqu’il offre une lecture nouvelle du roman québécois, du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’aux années 1980. Forme de savoir, de connaissance, le roman nous éclairerait sur nous-mêmes et la singularité du roman québécois serait de loger — tel que l’annonce déjà le titre de l’ouvrage — à l’enseigne du manque. Ouvrages « sans aventure », les classiques de la littérature québécoise (Daunais en aborde une quarantaine) seraient soumis au « régime de l’idylle », à l’abri du monde et des tumultes de l’Histoire, et n’auraient pas réussi en conséquence à marquer durablement l’histoire littéraire hors-Québec.

L’introduction permet de dégager la perspective critique d’Isabelle Daunais tout en exposant la prémisse pour le moins originale qui a suscité la relecture du grand récit de l’histoire littéraire québécoise. Suivant une conception du roman qu’elle hérite de Kundera (L’art du roman, Les testaments trahis et Le Rideau) et de son principal critique, François Ricard, Isabelle Daunais pose qu’au sein de la production artistique québécoise « les œuvres des arts majeurs ne sont pratiquement d’aucune incidence », incapables qu’elles sont d’intégrer le « grand contexte », c’est-à-dire « un monde conflictuel, ironique ou paradoxal » qui offrirait au héros l’occasion de s’en saisir, de le modeler tout en se transformant lui-même. Les grands romans québécois feraient plutôt de notre littérature le lieu par excellence du repos et du suspens, de l’oubli et du retrait. Ainsi s’expliquerait le fait que nos œuvres phares ne sauraient parler qu’à nous-mêmes et que le roman québécois serait si peu lu et reconnu à l’étranger.

Constitué de trois parties, l’essai montre bien comment le roman québécois au fil du temps révèle cette « expérience infiniment rare [qu’]est la nôtre », cette disposition à considérer qu’il n’y a « rien à réparer, rien de perdu à retrouver ou à remplacer ». La première partie, « La découverte de l’idylle », aborde les œuvres d’Antoine Gérin-Lajoie et de Philippe Aubert de Gaspé, de Patrice Lacombe comme de Louis Hémon pour voir, au-delà des péripéties, comment « le théâtre de l’Histoire reste curieusement absent », ne s’avérant qu’une abstraction ou un événement (tels les épisodes de la Conquête dans Les Anciens Canadiens) dont il faut vite se remettre. La seconde partie, « La cause perdue de l’aventure », situe bien les romans du milieu du vingtième siècle (ceux de Gabrielle Roy, de Robert Élie) dans un monde en mutation, mais souligne en fait à quel point les personnages réussissent à se désarrimer du monde, à s’en protéger, ou comment ils finissent par s’effacer du récit lorsqu’ils affichent une force de caractère susceptible d’opérer quelque changement autour d’eux. La troisième partie, « La tranquillité en héritage », traite du roman des années 1960 et de l’entreprise de modernisation socioculturelle qu’il a accompagnée. Si les classiques de Marie-Claire Blais et de Réjean Ducharme, entre autres, ont pu être lus traditionnellement comme la marque d’une — autre — entrée dans la modernité, comme des œuvres de la transformation (par la diversité des formes, l’expérience du langage et surtout par la force des monologues intérieurs), Daunais indique que leurs héros adoptent une nouvelle quête qui est celle, paradoxale, d’abandonner toute recherche d’aventure et de lâcher prise pour s’adonner, dans l’idylle, au repli, à la désillusion, au refus.

Au fil de cette relecture kundérienne, donc, pas de véritables ruptures dans l’histoire du roman québécois. S’y trouve plutôt l’inlassable réitération de l’impossible aventure qui défierait presque les fondements du genre. S’il est vrai que le roman québécois est peu lu hors de son habitat naturel, s’il a le défaut de ne pouvoir être abordé qu’en connaissance du « petit contexte », de ne pas présenter de quêtes universelles parce qu’il refuserait l’adversité, une question demeure : pourrait-il néanmoins être « éclairan[t] pour la compréhension de l’aventure humaine » lorsque l’adversité qu’il rencontre est une atmosphère, un climat social ? Car s’il est une adversité qu’il embrasse, c’est bien celle-ci. Le roman québécois ne peut pas être ce qu’il est et se présenter au monde par sa singularité lorsqu’on le veut autre. Bref, si le roman québécois n’intéresse pas les non-Québécois (et il est permis d’en douter), c’est qu’il est coupable de ne pas être balzacien.

 



This review “Le roman sans aventure?” originally appeared in Queer Frontiers. Spec. issue of Canadian Literature 224 (Spring 2015): 118-19.

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