L’éblouissement de l’écriture

  • Étienne Beaulieu
    Trop de Lumière pour Samuel Gaska. Lévesque éditeur (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Daniel Laforest

Trop de lumière pour Samuel Gaska est le premier récit de fiction d’un écrivain déjà accompli. C’est l’impression indéniable que le lecteur en retire. Il faut savoir que Étienne Beaulieu a connu jusqu’ici un parcours riche dans le monde des lettres québécoises et francophones. Il a été professeur de littérature à l’Université du Manitoba avant de revenir œuvrer dans l’enseignement collégial au Québec. Il est spécialiste du roman français et de la pensée de la prose. Il a publié une étude érudite sur un écrivain méconnu, Joseph Joubert (La fatigue romanesque de Joseph Joubert, Presses de l’Université Laval, 2008), ainsi qu’une monographie cruciale sur le cinéma au Québec (Sang et lumière. La communauté du sacré dans le cinéma québécois, L’instant même, 2007). Il y a un peu plus de dix ans, il s’est illustré comme co-fondateur des Cahiers littéraires Contre-jour, une revue devenue essentielle dans le paysage québécois et dont il demeure l’un des animateurs infatigables.

Voilà pour le tableau dans lequel vient s’inscrire ce court récit à l’écriture magnifique et à la densité intellectuelle impressionnante. Mais qui est ce Samuel Gaska? Et depuis quand un surcroît de lumière peut-il s’avérer intolérable? Samuel Gaska est un artiste, immigré polonais au Québec. Il est avant tout musicien compositeur; il partage sa vie avec une femme suicidaire, Pascale, qui bientôt se découvrira lesbienne. Il a une amante, Catherine, qui fait du théâtre. Il passe un tiers du récit à Montréal, un autre isolé sur une île au Nouveau-Bruswick, et un autre à Winnipeg. Partout il est livré à ce qu’on a coutume d’appeler les affres de la création. Mais là n’est pas exactement le problème. Là n’est pas exactement le nœud qui en fait un personnage assez unique, un être convexe dont les dépressions sont creusées par l’accumulation des paraphrases de son monologue intérieur, et qui au final s’impose comme l’incarnation d’une déchirure ancienne résumée par cette question : pourquoi faire de l’art en Amérique? « J’avais compris . . . que les êtres du Nouveau Monde m’étaient donnés sans langage, dans leur fragilité toute silencieuse et qu’ils ne perduraient que grâce à ce silence qui les isolait de tout langage, de tout artifice humain et forcément de tout art. » Le personnage est conceptuel. Dans Samuel Gaska il y a le prophète hébreu de l’Ancien Testament, « l’invocateur des dieux », et le mot polonais pour désigner l’oie blanche. Cette dernière figure, et plus généralement celle de l’oiseau sauvage et migrateur, héron, huard et consorts, traverse le récit de part en part pour illustrer un principe profond que Beaulieu semble faire sourdre de l’idée même du continent américain. Tout est mouvement, fluctuations, chaos; toute forme est engagée dans son propre effacement. La pensée humaine est plus ou moins impuissante et l’art, à plus forte raison le récit, ne sont que des « ordres » factices, à tout prendre désespérés, que l’on tente d’imposer sur le monde. La sauvagerie que le personnage voit ressurgir partout autour de lui amplifie cette impression d’un réel irréductible que les arts mimétiques commencent par trahir pour ensuite s’effondrer au bout de leur propre effort. Et cet effondrement, c’est l’œuvre, la difficulté d’écrire faite mausolée à même le langage. Trop de lumière pour Samuel Gaska et un très beau livre. Beaulieu y renouvèle les thèmes qui l’obsèdent depuis le début de sa carrière d’intellectuel : la lumière, l’image et le mouvement — le cinéma donc —, mais d’autre part la subsistance du sacré comme lien social, en-dehors des institutions, et finalement le rôle central, jamais entièrement résolu, du récit en prose dans tout cela. J’aimerais dire qu’Étienne Beaulieu est un écrivain avec lequel il nous faudra compter désormais au Québec. Mais la vérité est que c’est déjà le cas depuis un moment. Ça ne peut donc que se bonifier.



This review “L’éblouissement de l’écriture” originally appeared in Queer Frontiers. Spec. issue of Canadian Literature 224 (Spring 2015): 109-110.

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