Poétique d’un amour impossible

  • Emmanuel Bouchard
    La même blessure. Éditions du Septentrion (purchase at Amazon.ca)
  • Jennifer Tremblay
    Blues nègre dans une chambre rose. VLB éditeur (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Liza Bolen

En littérature, le thème de l’amour impossible n’annonce rien de nouveau. Combien de fois a-t-on lu les récits déchirants de ceux qui, hélas, ne pouvaient être ensemble ? Combien de fois a-t-on espéré que les protagonistes puissent, enfin, se retrouver et s’aimer ? La pléthore de textes consacrés à l’impossibilité de l’amour pourrait porter à croire que ce sujet est épuisé, et qu’il a été abordé de tous les angles possibles. Mais en tournant les pages de Blues nègre dans une chambre rose (Jennifer Tremblay) et de La même blessure (Emmanuel Bouchard), on se rend vite compte que cela n’est pas tout à fait le cas.

Le récit de Tremblay débute dans un monastère. Installée dans une petite chambre rose pâle, la narratrice nous décrit l’environnement étrange qui l’entoure. Dès ces premières pages, on comprend que cette même narratrice, une jeune musicienne, a choisi de passer quelque temps au monastère afin de se vider de la pesanteur d’une relation aussi passionnelle qu’impossible avec Bobo Ako, un célèbre musicien de blues. À travers ses souvenirs, elle revisite tous les détails qui l’ont profondément marqués, tous les espoirs et toutes les déceptions qui ont ponctué cette relation complexe :

Je rêvais d’être une femme qui ne pense pas à toi. Je me disais que personne ne sait que je suis ici, dans cette montagne, dans ce manteau fuchsia, personne ne pense à moi, personne ne veut de moi, je suis libre, libre, libre, seule, seule, seule. Tu vois, les idées noires se mêlaient aux idées heureuses, et ça faisait tout un tapage dans ma tête.

Dans un style fluide, guidé par les sens, Jennifer Tremblay peint des images chargées de couleur, de musique et d’émotion. Divisé en trois cahiers, directement adressés à Bobo Ako (« tu »), Blues nègre dans une chambre rose va au-delà de l’histoire de la rupture et raconte avec une magnifique lucidité le véritable deuil qui survient après l’amour, et les tourments d’une femme qui repense à un homme pour qui elle éprouvait des sentiments intenses et inconditionnels.

Le titre du roman d’Emmanuel Bouchard, La même blessure, se prête particulièrement bien à ce thème. En effet, la blessure, ou surtout, la douleur qui émane de ce texte est parallèle à celle qui est décrite par Jennifer Tremblay dans Blues nègre dans une chambre rose. Emmanuel Bouchard, lui aussi, peint le portrait d’un amour impossible, cette fois entre la belle et fragile Rose, et son beau-frère Antoine Beaupré. Dès le début du récit, l’attirance, voire la fascination d’Antoine envers Rose, la femme de son frère Thomas, est apparente. Toutefois, ses désirs deviennent particulièrement troubles lorsque Thomas meurt dans un terrible accident, et qu’Antoine lui promet qu’il veillera sur Rose. La relation qui se développe entre Antoine et Rose est donc extrêmement complexe, et est tissée de douleur, de deuil et de frustrations. Les pulsions et les désirs d’Antoine remettront donc en question certains des idéaux qui entourent la notion de promesse, et feront de cet homme un être profondément tourmenté :

Antoine guette les gestes de Rose, scrute chacun de ses silences pour y trouver un signe, l’indice des vœux qu’elle partage peut-être avec lui. Comme elle, il revient à l’enfance, encouragé par le moindre sourire, fabriquant des scénarios sur un mot aimable ; Rose n’a qu’à pencher la tête sur son épaule pour qu’il se voie au pied de son lit. Antoine retrouve la foi naïve des badineries : quand Rose lui fait un compliment, qu’elle se montre attentionnée, il voit le chemin s’ouvrir devant eux. Tout pourrait être si facile.

Bien que ces éléments du récit pourraient suffire pour captiver le lecteur, il est à souligner que ce roman est ancré dans le Québec ouvrier des années de Duplessis, une époque rigidement gouvernée par la religion et ses tabous, ainsi que par la hiérarchie des classes sociale (ce qui permet d’ailleurs d’intéressants jeux de style et de narration de la part de l’auteur). Ce portrait réaliste du Québec des années 1940 à 1960 contribue donc à souligner les difficultés des personnages du récit, et permet à Emmanuel Bouchard de proposer un rare portrait de la vie de ceux qui ont vécu cette époque.

Sans jamais tomber dans la facilité ou dans le cliché, ces deux auteurs illustrent les pensées, les espoirs et les désirs les plus intimes de personnages confrontés à des situations difficiles, dans des contextes hors du commun. En jouant avec la poésie des mots, des sens, des expressions et même de la musique, Jennifer Tremblay et Emmanuel Bouchard prouvent qu’il y a encore beaucoup de chemins à explorer pour arriver à comprendre et à expliquer ce sentiment infiniment intime et chavirant qu’est la constatation de l’impossibilité de l’amour.



This review “Poétique d’un amour impossible” originally appeared in Asian Canadian Critique Beyond the Nation. Spec. issue of Canadian Literature 227 (Winter 2015): 157-58.

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