Sous le signe de la mort

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Si Les Derniers Jours de Smokey Nelson semble rompre avec les textes précédents de Catherine Mavrikakis, ne serait-ce que par la multiplicité des voix et une trame plus classique, on n’échappe pourtant pas à l’envergure, à cette façon de « faire grand » sans jamais le prétendre, qui marque l’authenticité de sa voix dans le paysage littéraire. Or, bien que Smokey Nelson nous convie aux derniers instants d’une Amérique à la fois grande et cruelle, ce n’est pas pour ressasser les cartes de la fatalité. Le roman s’ingénie plutôt à repousser les limites de l’absurdité, faisant de quatre destins terriblement humains, le tableau funèbre d’une Amérique condamnée à l’ignorance de ses plus profondes blessures.

Depuis Deuils cannibales et mélancoliques où la narratrice disait que « la mort n’est pas faite pour les humains, elle est profondément ignoble, injuste et il faut prendre le parti d’entrer dans son jeu », on constate que l’univers de Mavrikakis n’est pas étranger à un certain imaginaire tragique. Dans Smokey Nelson, cette existence sous le signe de la mort s’amorce avec la voix tonitruante de Sydney Blanchard. Sydney, dont la naissance coïncide avec la mort de Jimi Hendrix, sillonne les États-Unis au volant de sa Lincoln Continental de 1966, à l’écoute des signes grandioses qu’on lui a promis dès « la nuit de [s]a naissance [où] la lune est tournée au rouge ». Dans l’attente d’une consécration digne de « Voodoo Child », il se demande si la mort ne l’a pas oublié, parce que même pour la vie, « cette garce », il ne semble pas avoir existé. De serveur à musicien, en passant par la supercherie de l’incarcération qui le liera au destin du mystérieux Smokey Nelson, Sydney ne comprend pas comment tous les « clins d’œil », « les coups de coude » et les « signes de connivence » qu’on lui a lancés ont pu le rendre tel qu’il est, à trente-huit ans, à « [s]e parle[r] seul ou [à] cause[r] avec Betsy . . . ». La présence de Betsy, la chienne toute aussi blanche et grosse que la Lincoln, fait vaciller avec brio les monologues de Sydney entre gravité et pathétisme, faisant croire à une sorte de brèche dans la solitude d’un homme condamné à errer seul, sous une étoile que l’on croyait bonne, mais qui, finalement, « était pas mal éteinte . . . ».

Survient ensuite la voix de Pearl Watanabe, une femme qui croisa jadis la route de Smokey Nelson, et dont la douleur continue de faire écho à une Amérique brisée par les mensonges et les contradictions. Bien que Pearl soit le seul personnage féminin principal, sa docilité et sa passivité n’ont rien à voir avec les narratrices précédentes de Mavrikakis qui, malgré une certaine mélancolie, étaient animées par un désir violent et charnel de lutter contre la mort. Or, Pearl irrite par sa nature « superstitieuse, et résignée ». Guidée par les mots de Deepak Chopra (« Si vous étiez témoin d’un miracle, seriez-vous capable de le reconnaître? »), celle qui s’est éprise le temps d’une cigarette de l’inconnu qu’était alors Smokey Nelson, est forcée d’admettre que « de ce hasard si grandiose, si terrible, elle n’avait pas pu faire grand chose . . . ». Il faut aussi entendre en Pearl la voix de Tamara, sa fille, dont l’intrusion dans le fil décousu de la pensée maternelle donne accès au spectre qu’elle serait devenue à la suite du fameux « rendez-vous » de 1989. La mère se voit alors doublement contrainte par le poids d’une nostalgie que les autres, dont sa fille, impuissante devant ses souffrances, perçoivent comme une existence « décalée, hors du temps présent ». Dans l’impuissance de renoncer au passé parce que grande est la peur que « la réalité [soit] infidèle au souvenir » se dégage la figure du « dernier témoin d’une histoire obsolète, d’un temps désuet » dans laquelle Pearl se confine alors qu’elle s’efforce, en vain, de « trouver un sens à la vie » et de « [se] persuader que les choses n’arrivent pas pour rien . . . ».

Si le roman, fragmenté en dix parties selon l’alternance des quatre voix narratives, est construit sous le mode de l’attente de la voix du condamné, que l’on réserve habilement pour la fin, il nous mène à la rencontre de Ray Ryan, ou plutôt à la voix de sa conscience qu’il a depuis longtemps cédée à Dieu. L’intervention sinistre d’un Dieu cruel et vengeur clamant que « [s]a guerre contre le mal est sainte » vient renverser de manière radicale le ton que donnent les autres personnages au roman. Ce Dieu que Mavrikakis réussit à rendre terriblement grinçant déploie sa force grâce à un discours d’un autre temps, dont les mots proviendraient des « États-Unis d’avant l’apocalypse moderne ». En plus d’instaurer une méfiance au-dessus du concert des voix d’une Amérique qui aurait depuis trop longtemps ignoré ses limites, ce changement de perspective montre que le Dieu de Ray Ryan souffre à son tour d’une nostalgie destructrice fondée sur la vengeance et le fantasme d’un « absolu du temps ». La loi du talion finira par épuiser le vieillard que sera devenu Ray, au point où sa propre douleur achèvera de lui anesthésier l’esprit, l’empêchant de réaliser que la cruauté sans limite de son Dieu était avant tout la sienne.

Malgré l’anticipation et l’angoisse liées au nom Smokey Nelson figurant au dernier chapitre, le mystère entourant le meurtrier ne répondra pas à cette soif de sang sur laquelle nous avait laissée Ray Ryan. S’opposera plutôt à la chaleur infernale que nous avait promis l’imaginaire d’un condamné à mort, le froid que ressent celui qui n’a jamais connu la neige. Avec Smokey Nelson, le lecteur est averti, voire happé : « il n’y aurait aucune vérité. Pas d’épiphanie. » Tel un tour de force, le silence comme ultime violence permet d’échapper, au dernier instant, à la hantise de la mort et à son incompréhension, puisqu’au fond, « la mort très, très probable serait tout de même un peu douce. Presque une amie. » Smokey Nelson ne se raconte pas d’histoire, et ne nous en raconte pas non plus. L’imminence de sa mort ne révèle pas davantage de secret en se gardant bien de faire du condamné le grand gagnant à cette parodie de la vie qu’est l’Histoire. Refusant, par la résilience, de se soumettre à l’espoir d’une quelconque délivrance, c’est la tête bien haute, vide des rêves absurdes sur le dénouement de son existence, que Smokey assume ses actes
et qu’il accepte l’orchestration de son sort, aussi tragique soit-il.

Les Derniers Jours de Smokey Nelson témoigne avec dureté et intelligence de ces vies qui, bien que condamnées à l’oubli et à l’indifférence d’une Amérique instable et ravageuse, créent un univers où « l’angoisse du lendemain » côtoie de manière tragique « [l]e vide inimaginable, presque grandiose dans son insignifiance ». Bien au-delà d’un débat sur la peine de mort, le roman de Catherine Mavrikakis met en scène les aléas de l’espoir en ne prenant ni le parti du mensonge ou de la vérité, montrant une fois de plus qu’à ce jeu contre la fatalité, l’auteure n’a pas dit son dernier mot.



This review “Sous le signe de la mort” originally appeared in Canadian Literature 216 (Spring 2013): 179-80.

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