Vivre à l’ombre du mal

Reviewed by Krzysztof Jarosz

Montréal, visiblement à l’époque actuelle. Ana emmène de temps en temps son fils, Philippe, petit garçon qui se remet difficilement de la disparition de son père, Rudi, chez une jeune coiffeuse, Kimi. L’enfant se sent très bien en contact avec cette guyanaise au cœur simple et pleine de sagesse. Un jour, cependant, on apprend qu’elle s’est suicidée. Ana entame une enquête, soupçonnant à juste titre que le salon Joli Coif où officiait Kimi n’était qu’une couverture pour le trafic de drogues auquel s’adonnait Winston, le présumé fiancé de la jeune guyanaise. On n’est toutefois pas dans un polar classique, même si les crimes présents, passés, vécus et connus à travers les médias envahissent de partout Ana, elle-même victime d’un viol brutal en 1978, commis presque simultanément au massacre de la secte de Jim Jones à Jonestown, au Guyana : 913 adeptes retrouvés morts le 18 novembre 1978. L’histoire d’Ana et celle de Kimi se répondent ainsi en écho, celles de femmes violentées, avec, pour toile de fond, le meurtre collectif de Jonestown, que son instigateur, le fondateur de la secte, voulait faire passer pour un suicide. Le Guyana serait donc un pays emblématique du mal, du racisme, de la violence politique, mais aussi et surtout du mal infligé aux femmes qui sont en dernier ressort les cibles favorites et en quelque sorte naturelles de chaque type de violence. Mais Montréal elle-même n’est-elle pas la scène d’actes d’une brutalité atroce, même s’ils sont beaucoup moins fréquents qu’au Guyana? Évidemment, lorsqu’on cherche la filière « tiers-mondiste » du mal qui a tué Kimi, on remonte facilement à ses compatriotes installés dans la métropole québécoise, mais ce qu’Ana a connu, c’est un garçon tout à fait blanc et tout à fait « civilisé », Sheldon Clark, qui le lui a infligé. Un soir qu’ils étaient seuls dans un parc, Sheldon, ce garçon mystérieux entouré d’une aura romantique de barde, qui jouait si bien de la guitare, lui « a cassé un bras quand [elle a] voulu l’empêcher d’enlever [s]es souliers, puis [s]es jeans ». Sorti de prison, le même Sheldon rôde autour d’Ana qui « avai[t] presque réussi à réinventer [le bonheur] avec Rudi et Philippe ». Ensuite, il disparaît miraculeusement. On devine que c’est Rudi qui s’est chargé de le supprimer, avant d’être lui-même, quelques années plus tard, emporté par une leucémie. Désormais, Ana et Philippe doivent affronter un deuil qu’ils partagent tout en essayant de cacher l’un à l’autre leur incapacité de s’en remettre. C’est un peu tout cela qui explique pourquoi Ana (dont la mère était d’origine polonaise : information gratuite ou piste menant à l’enfer de l’histoire polonaise, heureusement coupée à temps?) entreprend son enquête. Car si l’on vit tous à l’ombre du mal, comme ne cesse de nous le rappeler Élise Turcotte, chaque fois que c’est possible il faut le combattre, ne pas permettre qu’il demeure impuni. Chaque fois que c’est possible, car si on peut (et doit) s’improviser justicier illégal et clandestin, comme Rudi qui débarrasse la surface du globe d’une crapule visiblement incurable, on ne peut rien contre une leucémie ni contre un mal à grande échelle, comme le meurtre à Jonestown. Cette dernière tragédie nous met sur une autre piste : celle d’un besoin d’amour et de confiance dont abusent les méchants. Finalement, aussi bien les adeptes de Jones ont de leur propre gré rejoint les rangs de la secte dirigée par un fou qu’Ana est venue, confiante, vers Sheldon, apprendre à jouer de la guitare et sans doute attirée par son charme mystérieux qui s’avère maléfique. Comment vivre à l’ombre du mal, avec la conscience du mal qu’on a subi? Comment se remettre d’un deuil qui a scindé notre vie en un avant rempli de bonheur et d’espoir, et en un après, quand on continue à vivre avec la conscience que le mal existe et qu’il peut ressurgir à tout moment? Comment se prémunir contre le mal qui est dans certains hommes, quand l’aspiration au bonheur consiste à s’ouvrir aux autres, à leur faire confiance? Telles semblent être les questions que pose Élise Turcotte dans son récent roman. Celui-ci fait d’ailleurs écho à ce qui la préoccupe aussi dans son dernier recueil de poèmes, Ce qu’elle voit, dans lequel elle entonne un chant funèbre en souvenir de nombreuses jeunes femmes victimes de Ciudad Juarez. Blaise Pascal dit que par toutes sortes de divertissements l’homme cherche à oublier qu’il est mortel, mais Pascal postule qu’on oublie le divertissement pour se tourner vers Dieu. Élise Turcotte ne propose pas le recours facile à la consolation divine. Même si elle parle surtout de femmes, avec son extrême sensibilité au mal, elle nous tire de notre anesthésie quotidienne pour nous faire affronter notre condition humaine, qu’elle sait extraire de la plus pacifique quotidienneté d’une société repue et hautement civilisée, tout en défendant le droit de vivre comme si le mal n’existait pas. Art difficile que seule peut-être une femme peut réussir, consciente de sa vulnérabilité qui fait d’elle la victime exposée à chaque violence, mais aussi consciente qu’elle est source et gardienne de la vie, la bougie que toute brise peut éteindre mais qui, tant qu’elle brille, ne cesse d’éclairer les ténèbres.



This review “Vivre à l’ombre du mal” originally appeared in Canadian Literature 216 (Spring 2013): 193-95.

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