Invention à cinq voix : une histoire de l’histoire littéraire au Canada. Presses de l'Université Laval
La parution de l’œuvre de E. D. Blodgett, Invention à cinq voix : une histoire de l’histoire littéraire au Canada élégamment traduit de l’anglais Five Part Invention: History of Literary History in Canada (2003) par Patricia Godbout, met à la disposition des chercheurs francophones du Canada et de l’étranger un outil de recherche indispensable pour tous ceux qui s’intéressent aux études canadiennes au-delà des constructions essentialistes de la nation et du multiculturalisme. On peut d’ailleurs se demander pourquoi ce projet de traduction n’a pas été initié dès la publication de l’original? Pour Blodgett, l’histoire de l’histoire littéraire du Canada est, d’une part, une orientation, pas nécessairement fructueuse, vers la reconnaissance d’un Autre présent depuis le début, « sous une forme fantomatique ou réelle», et, d’autre part, un récit qui ne sera jamais définitif.
Ce livre est le fruit d’un travail méthodique d’un comparatiste de très haut calibre. Il impressionne par l’échelle de l’entreprise et la richesse théorique des analyses offertes. Inspiré des travaux de Hayden White sur les pratiques historiographiques comme modes rhétoriques, il consiste en une étude de plus d’une soixantaine d’histoires littéraires de la littérature canadienne anglaise et française, ainsi que des histoires littéraires des Premières Nations, des Inuits et des « minorités ethniques ». Il s’agit donc d’une histoire des histoires littéraires à voix multiples qui ne résonnent pas ensemble pour produire une harmonie quelconque mais qui, au contraire, marquées par leurs différences, restent enclavées dans leurs spécificités d’usage et de fonction. Le titre de la traduction française me semble mieux convenir au double projet de construction et de déconstruction au cœur du livre. Il est intéressant de noter qu’un chapitre entier est dévoué élogieusement à La vie littéraire au Québec (sous la direction de Maurice Lemire), choisi comme exemple unique d’une histoire littéraire qui inscrit une vision et qui expose à la fois la signification et le mode de fonctionnement. Les trois derniers chapitres qui ont pour but de lire le Canada multiculturel en tant qu’altérité, vue à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, cherchent à défaire les essentialismes ancrés dans les cultures des deux groupes dominants. Il est dommage que sa propre méthodologie basée sur les tropes historiques de rupture et de frontière limite l’auteur dans ses analyses à une lecture européocentrique; une comparaison avec les historiographies australienne et néozélandaise aurait apporté des précisions signifiantes sur les questions de la vérité, de la moralité et de la responsabilité dans l’histoire des histoires littéraires dans d’autres situations postcoloniales. En dépit de la présentation convaincante et érudite de la thèse, le dernier chapitre nous oblige, tout de même, à nous demander si l’auteur lui-même ne regrette pas cette « histoire littéraire d’une fédération qui refuse de voir la valeur et la pertinence d’une fédération » et qui valorise les particularismes au détriment d’une unité édifiante? Cela dit, cette hésitation n’est-elle pas la condition sine qua non de l’entendement de toute narration procédurale, plurielle et perpétuellement en cours?