Alain Grandbois est-il un écrivain québécois? Quelques réflexions sur notre littérature à partir des Voyages de Marco Polo. Fides
Un ami qui s’occupe d’une revue littéraire québécoise se plaignait récemment de l’absence totale de réaction suscitée par un numéro de sa revue consacré à une littérature étrangère. Quand il n’est pas question de notre culture, constatait-il avec dépit, personne ne s’intéresse à ce qu’on écrit. La seule façon d’échapper à ce silence, c’est de toujours et encore parler de nous- mêmes, de n’évoquer le reste du monde qu’en regard de notre culture. Est-ce pour cela que l’étonnant ouvrage de Grandbois consacré aux voyages de Marco Polo n’a jamais vraiment trouvé ses lecteurs? Telle est la thèse de Patrick Moreau, professeur de littérature au Collège Ahuntsic, dans un petit ouvrage aux allures d’éditorial, intitulé Alain Grandbois est-il un écrivain québécois? Façon habile mais paradoxale de ramener au contexte national une œuvre québécoise qui, pour une fois, ne parle pas (explicitement) de nous — de le faire en proclamant haut et fort que nous avons eu tort de ne pas l’intégrer au corpus national. Façon paradoxale, car l’auteur « québécise » une œuvre qui ne demandait pas à l’être — et se trouve à confirmer que lui-même ne parvient à nous intéresser au texte de Grandbois qu’en montrant que le Québec ne s’y est pas intéressé.
Le véritable objet de cette plaquette n’est toutefois pas Grandbois lui-même, mais l’institution littéraire québécoise, à laquelle s’attaque Patrick Moreau, lui qui s’en était pris il y a quelques années à l’institution scolaire québécoise dans Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants? Trois « maux » l’agacent tout particulièrement : l’égalitarisme, le présentisme et le populisme. Les manuels ou les anthologies destinés au collégial placent à peu près sur le même plan les classiques et les minores, ils canonisent des textes récents et ils évitent les œuvres réputées difficiles, car moins accessibles au « grand public » ou à l’élève. Une œuvre d’ici ne serait vraiment « québécoise », conclut-il, que si elle res- pecte ces trois critères. D’où l’exclusion de livres comme ceux de Grandbois qui ne répondent à aucun de ces critères.
Avec une modération exemplaire — qui contredit en partie le style accrocheur et pamphlétaire du titre — l’auteur n’a aucune peine à nous convaincre que la littérature d’ici obéit à des critères d’évaluation qui sont souvent loin d’être littéraires. Mais le choix du Voyage de Marco Polo (1941) est-il le plus probant à cet égard? On aurait aimé que Patrick Moreau explique l’admi- ration qu’il éprouve pour ce récit curieux (il le qualifie de chef-d’œuvre), érudit sans doute, mais plutôt livresque et dépourvu de l’intensité qu’on trouve dans Né à Québec (1933) centré sur la figure de l’explorateur Louis Jolliet. Grandbois lui-même avait des réserves sur son Marco Polo, qu’il jugeait surchargé d’événements. Quant à savoir si Grandbois est bel et bien un écrivain québécois, la question est d’autant plus surprenante que l’auteur des Iles de la nuit a été le modèle par excellence des poètes du pays durant les années 1960. Là aussi, on aurait aimé avoir quelques explications additionnelles.