Couper la tête pour un navet?

  • Nicolas Dickner and Dominique Fortier
    Révolutions. Éditions Alto (purchase at Amazon.ca)

Les problèmes sous-jacents à la refondation traversent le XVIIIe siècle. Oser penser par soi-même, sortir de sa minorité, reconfigurer la temporalité historique et la destinée de l’homme selon des critères qui ne trouveraient plus leur ultime appui dans la verticalité des antiques révélations : voilà ce que prétendait définir le principe des Lumières. Comment alors s’y prendre pour faire table rase et brûler les ponts avec le passé religieux honni et désespérant afin de reconfigurer la morale, le droit, l’ordre économique et social selon des principes humains, beaucoup plus humains que les précédents, de sorte que tout esprit sain et rassis pourrait les accepter comme allant de soi tant ils ne feraient qu’un avec lui-même?

C’est à l’une des illustrations de cette refondation que s’intéresse l’extraordinaire livre de Fortier et de Dickner, soit « le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806 [qui] prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien, pour marquer les jours au sceau des plantes, d’animaux, et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. » Le défi de ce projet littéraire singulier consiste alors « à écrire tous les jours quelques lignes sur le thème proposé par le calendrier révolutionnaire », autrement dit, à donner un sens, une épaisseur, une signification à ce qui, à la fin du XVIIIe siècle, incarnait l’une des manifestations les plus spectaculaires de cette rupture définitive tant souhaitée avec le passé. Comment, dès lors, s’enthousiasmer en ce début du XXIe siècle pour la nature de la troène, pour la gentiane (« à laquelle je ne parviens pas à m’intéresser »), comment trouver l’inspiration nécessaire lorsqu’on est confronté jour après jour au lupin, au buglosse, au sénevé, à l’apocyn, au grés (« Je suis zéro inspirée »), au sureau, à l’asaret (« espèce qui me laisse en panne d’inspiration »), à l’ancolie, au serpolet, pendant une année révolutionnaire entière, sans oublier l’existence des sans-culottides dues aux caprices des années bissextiles, le jour de la vertu, du génie, du travail, de l’opinion, des récompenses et de la révolution ?

Ce sont les difficultés inhérentes au fait d’écrire deux siècles plus tard sur ce calendrier conçu par André Thouin (« ce golden boy de la botanique ») et Fabre d’Églantine (« décapité un 16 germinal, jour de la laitue ») qui font la richesse de cet ouvrage original. À une époque où le fanatisme religieux se propage et hante les civilisations du globe, il semble paradoxalement de plus en plus impossible de s’en remettre à la glorification de l’inventaire du Jardin des plantes pour trouver un sens plus raisonnable à la vie. Cette soi-disant mystique matérialiste qui s’appuie sur le savoir botanique de l’époque est devenue en grande partie impénétrable. Non seulement l’inspiration manque mais, encore, on est las (« Ras le bol de la France rurale ») de tout « ce déluge de plantes entrecoupées de quelques bêtes et de deux ou trois instruments aratoires ou contondants » dont la compréhension ne va plus de soi. Pour effectuer « ce travail de détective », on s’en remet ainsi, faute de mieux, à Wikipédia (« Sur la page anglaise que Wikipédia consacre au salsifis… »; « La lecture de Wikipédia permet de constater qu’un certain nombre de personnages de fiction ont porté le nom de Pivoine »), à l’étymologie savante ou à des recettes de cuisine : la tartiflette, le « dîner tout en bœuf », le gruau, la raïta ou encore la soupe aux cerises à l’allemande. « À la fin de l’année, écrit Dominique, nous serons mûrs pour ouvrir une pépinière, un restaurant ou une pharmacie ». C’est pourquoi les passages du livre les plus émouvants ne touchent que très rarement ce calendrier mais se développent à partir de souvenirs (Cap-Rouge, Roberge « une authentique roulotte », mon père ce héros, le chalet, l’enfance, etc.), ou prennent forme grâce à la présence et à la mort d’animaux domestiques, si ce n’est à l’évocation d’un enfant à naître (Zoé). Le calendrier devient un prétexte à une dérive narrative sur un fondement qui apparaît plus solide, qui est peut-être le seul qui reste, l’intimité du narrateur ou de la narratrice. Fait « par un poète médiocre », ce calendrier républicain devient, au mieux, un « foutoir » qui offre une « image faussement universelle », « enracinée dans l’imagerie empaillée du 5e arrondissement », un tout finalement « très parisien ». La Révolution elle-même finit par perdre sa signification progressiste, peuplée qu’elle fut de « forcenés qui s’entreguillotinaient au moindre prétexte ». Elle est, tranche Nicolas en dernier lieu, « digne des purges staliniennes », aussi inacceptable pour ne pas dire incompréhensible que le calendrier qu’elle produisit et imposa à grands coups de guillotines. C’est sans doute l’une des explications possibles du titre au pluriel : révolution d’une année, révolution politique, révolution du calendrier, mais aussi révolution face à la compréhension de ce désormais lointain passé historique.



This review “Couper la tête pour un navet?” originally appeared in Agency & Affect. Spec. issue of Canadian Literature 223 (Winter 2014): 152-54.

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