Cartographie des vivants. Éditions du Noroît (purchase at Amazon.ca)
Les foires du Pacifique ou Les péripéties d'un guide expulsé du marché. Lévesque éditeur (purchase at Amazon.ca)
Voici deux ouvrages qui portent à repenser les notions d’appartenance, de déplacement, d’enracinement et de déracinement à l’ère du transnationalisme et de la translocalité.
Dans Cartographie des vivants, Sarah Brunet Dragon propose un intéressant exercice de filiation : présentée sous forme de paragraphes qui suivent de façon fluide les pensées de la narratrice, cette grande fresque s’interroge sur les liens qui ont uni — et qui continuent à unir — les êtres vivants. Alors que la doxa prône un discours hyper-individualiste, Brunet Dragon rappelle que l’humain ne peut se contenter d’exister sans constater qu’il appartient à un réseau, à un attachement sans fin au monde qui l’entoure et aux histoires qui constituent l’Histoire. L’auteure invite aussi une responsabilisation collective, une prise de conscience de notre impact, de notre influence et de notre devoir auprès de la communauté des vivants :
Nous apprenons de moins en moins à être au monde, comme humains auprès de nos parents, de nos grands-parents, de nos enfants. Une telle posture est dangereuse, car en perdant le sentiment d’appartenance qui nous ancre en un lieu précis, dans une certaine culture, une collectivité, nous perdons aussi toute notion de dette ; il faut l’entendre à la fois au sens de dette écologique et de dette entre les individus eux-mêmes. (51)
Certes, elle s’intéresse aux origines mais se questionne aussi très explicitement sur l’héritage et la continuité des liens qu’elle défriche dans cet ouvrage. Ainsi, avec clarté et finesse, Sarah Brunet Dragon ose explorer un monde où chacun semble vivre dans des cases séparées et encourage une rupture de la focalisation purement centrée sur l’individu. Le résultat permet de se repositionner dans un ensemble mouvant, insaisissable et bien vivant, où existent un flux et un partage perpétuels.
Dans une prose joliment pensive et rêveuse, Les foires du Pacifique ou Les péripéties d’un guide expulsé du marché de Daniel Castillo Durante explore certaines thématiques auxquelles touche Brunet Dragon : l’appartenance, l’attachement, les liens intergénérationnels et inter-temporels. Ce roman raconte l’histoire du narrateur, Marco, qui quitte d’abord la maison où il réside avec sa mère pour aller vivre avec son père au centre-ville de Lima, au Pérou. Il se voit cependant rapidement expulsé de ce deuxième lieu par son père et sa belle-mère après une soirée de fête organisée sans l’accord de ces derniers. Ces circonstances donneront lieu à une longue errance qui permettra au narrateur de discuter de la réalité latino-américaine et, enfin, de mieux découvrir où réside sa véritable appartenance. Avec lui, on explorera des lieux vivement colorés, pourvus d’images, de parfums et de bruits qui se fondent magnifiquement dans la toile narrative que crée l’auteur :
La verdure foisonne grimpante sur la terrasse. Les fleurs alvéolées d’une saponaire andine moussent l’eau d’un aquarium aérien. Des lierres proliférants du Pacifique lâchent leurs barbes à crampon sur des balcons en trompe- l’œil. Les poissons, chapelet vivace aux mille couleurs, mêlent leurs rayures frétillantes aux nervures des feuilles. (16)
Employant un ton à la fois réflexif et contemplatif, Durante nous invite à parcourir le Pérou géographiquement et historiquement, en s’assurant de garder un pied ancré dans la tradition et l’autre fermement planté dans la modernité.
Manifestement, ces récits partagent une affection pour les thématiques de la mouvance et du déplacement. Dans Les foires du Pacifique, ceci est très apparent à l’intérieur même de la diégèse : on parle d’expulsion, d’errance, de mouvement. La notion est quant à elle plus subtile chez Brunet Dragon, où l’on constante que le déracinement est sans doute l’état qui a mené à l’écriture de cette « cartographie » — déracinement accompagné d’un désir de rapprochement, d’établir des liens à l’intérieur de tout ce que les « vivants » partagent au quotidien, de souligner et d’exposer ces rapports qui nous unissent subtilement, constamment, infiniment.
En jouant ainsi avec les concepts d’ancrage et d’appartenance, Sarah Brunet Dragon et Daniel Castillo Durante proposent des perspectives et des remises en question qui permettront ultimement un plus solide enracinement.