Il était une fois . . .

  • Éric Plamondon
    Pomme S : (1984, Volume III). Le Quartanier (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Benoît Melançon

«Qu’est-ce qu’une trilogie ?
C’est la preuve par quatre que jamais deux sans trois.»

—Éric Plamondon, Pomme S

Pomme S clôt la trilogie 1984 d’Éric Plamondon. L’avaient précédéHongrie-Hollywood Express (2011) et Mayonnaise (2012). Plusieurs choses unissent ces ouvrages, largement (et justement) encensés par la critique québécoise.

Une date, d’abord. En 1984 meurent Johnny Weissmuller, célèbre nageur avant de devenir l’interprète de Tarzan, et Richard Brautigan, romancier iconique de la Californie des années 1960-1970, qui se suicide; l’ordinateur Macintosh naît chez la société Apple, alors dirigée par Steve Jobs. Une année, trois hommes, trois romans (un par homme), un voyage : «[Gabriel] Rivages est parti à la recherche de Weissmuller, Brautigan et Jobs comme des milliers d’hommes et de femmes sont partis sur la piste de l’Oregon, vers la Californie, au dix-neuvième siècle.» Avec ses personnages, ses vedettes, ses héros (« Seuls les vrais héros n’abandonnent jamais »), voire ses mythes, l’Amérique est le territoire d’Éric Plamondon, tant spatialement que temporellement.

La forme, ensuite. Sous des titres volontiers sibyllins (« Lorem ipsum», « 23 heures 28 et 666 vierges », « O Ko Mo Go To Po Eo Zo Yo », « Guili-guili »), les romans de la trilogie sont faits de textes brefs (113 dans Pomme S, en 232 pages) : poèmes, listes, choses vues, fragments de récits, souvenirs, considérations historiques, citations, etc. La narration n’est pas confiée à une seule instance : des textes sont au je, d’autres racontent l’histoire d’un personnage, Gabriel Rivages, né en 1969 et suicidé à 40 ans, auteur d’un roman sur Steve Jobs, figure très proche de celle qui dit je, sans que l’une corresponde parfaitement à l’autre. Aucun cheminement linéaire n’est proposé; tout est affaire de variations, de répétitions, de reprises. Quelle que soit la voix qui raconte, elle aime pratiquer l’anaphore et exhiber son érudition (cinématographique, littéraire, musicale, scientifique, informatique, mythologique, etc.). Le lecteur d’Éric Plamondon apprend des choses sur la natation et le cinéma, sur la littérature desbeatniks et sur l’ordinateur personnel, mais aussi sur la pêche à la ligne, les machines à écrire, les fabricants d’armes, les petits faits qui font entrer le Québec dans le grand récit étatsunien, mille autres choses. L’auteur aime les anecdotes, les coïncidences, les correspondances ténues mais réelles, et il les agence avec une habileté consommée. Pour le suivre avec profit, il faut ne jamais oublier un chiffre, un nom propre, un titre, un événement — et ils sont nombreux.

Une quête, enfin, celle des origines. Pomme S, plus encore queHongrie-Hollywood Express et Mayonnaise, est un roman obsédé par la filiation et la transmission, et donc par la naissance, la mort, le nom du père. Dans les deux premiers romans, il était sans cesse question de la famille : dès qu’un personnage apparaissait, son pedigree apparaissait avec lui; on présentait son père, sa mère, ses frères et sœurs, parfois ses aïeux. Dans le troisième, c’est encore plus net. D’une part, celui qui dit je parle souvent de son fils, de sa naissance à ses dix ans. (Gabriel Rivages a aussi un fils, du même âge.) Ce fils était présent, mais bien plus discrètement, dans les deux romans précédents (très peu dans le premier; un peu plus dans le deuxième). D’autre part, Steve Jobs, le créateur du Macintosh, a eu un rapport complexe à la famille : enfant adopté (les premiers mots de Pomme Ssont « Il était une fois en Amérique un enfant adopté devenu milliardaire »), donc privé de ses parents biologiques, il refusait de reconnaître la paternité de sa première fille, la privant par là de ce dont lui-même avait été privé. Les liens du sang ne sont jamais simples.

Imbriquée dans cette représentation de la filiation familiale, une généalogie de l’informatique occupe une place considérable dansPomme S. Elle va de Fou-Hi à Steve Jobs et Steve Wozniak, en passant, dans le désordre des lieux et des siècles, par Ron Wayne, Alan Turing, Norbert Wiener, Ada Lovelace, Thomas Edison, Joseph Marie Jacquard, Jacques de Vaucanson, Charles Babbage, Doug Engelbart, Vannevar Bush, Pascal, Einstein, François Gernelle, d’autres encore. Les machines qu’ils ont aidé à concevoir sont capitales, car elles « nous ont imposé leur descendance ». C’est bien des origines du monde contemporain qu’il est question.

Cette obsession de la filiation et des origines fait ressortir un trait fondamental de l’écriture d’Éric Plamondon : sans mémoire, l’homme n’est rien et, pour donner cohérence à cette mémoire, il doit (se) raconter des histoires. Voilà la leçon finale de Pomme S — rappelons que cette expression désigne la commande informatique permettant de sauvegarder de l’information — et de la trilogie dans son ensemble : « Le propre de l’homme n’est pas le rire, le propre de l’homme n’est pas de fabriquer des outils. Le propre de l’homme, c’est de raconter des histoires. » Les premiers et les derniers mots du troisième volume de la trilogie sont d’ailleurs les mêmes : « Il était une fois. »

S’il est autant question de mythes chez Éric Plamondon, c’est que les mythes, d’abord et avant tout, sont des histoires. Sans elles, le monde n’aurait aucun sens. Le romancier est là pour lui en donner (au moins) un.



This review “Il était une fois . . .” originally appeared in Science & Canadian Literature. Spec. issue of Canadian Literature 221 (Summer 2014): 177-78.

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