La littérature-mosaïque

  • Hédi Bouraoui
    Vingt-quatre heures en Tesselles mosaïcales. CMC Éditions (purchase at Amazon.ca)
  • Hédi Bouraoui
    La Plantée. CMA Media Inc. (purchase at Amazon.ca)
  • Sergio Kokis
    L'âme des marionnettes. Lévesque éditeur (purchase at Amazon.ca)

Scruter et même se substituer à la vie de l’autre, c’est établir un rapport à autrui qui peut s’avérer désolant, enrichissant et parfois envoûtant. Se dépayser, s’incruster dans la vie immédiate, dans le hic et nunc de sa propre culture, ou ailleurs, n’est possible dans le monde littéraire que grâce à une connivence entre auteur et lecteur. Depuis des décennies, les ouvrages de Hédi Bouraoui et ceux de Sergio Kokis participent de cette complicité en jetant un regard avide sur le monde qui nous entoure ou qui nous sépare.

Dans La plantée, Bouraoui nous livre le portrait mystérieux d’Héloïse, « cheftaine artiste méditerranéenne », qui est entrée fortuitement dans la vie affective de Samir Ahrab. De Marseille à l’île de Djerba en Tunisie, la narration nous raconte leurs parcours respectifs, qui s’entrecroisent par moments. Héloïse exerce une fascination obsessive sur son confrère tunisien, épris d’elle et désirant à tout prix retrouver ses traces. Poétique et pittoresque, le style sensuel évoque désir, bouleversement émotionnel et nostalgie.

Vingt-quatre heures en Tesselles mosaïcales s’inspire de la métaphore de la mosaïque canadienne lancée par Pierre Elliott Trudeau, cette société où cultures d’origine et cultures du pays d’accueil vivent paisiblement et respectueusement les unes aux côtés des autres. Ces nouvelles de Bouraoui, totalisant un cycle de lecture de vingt-quatre heures, présentent ainsi une multitude de petites pièces juxtaposées — canadienne, roumaine, tunisienne, cajun — qui forment la belle composition socioculturelle que sont notre pays et notre monde. À titre d’exemple, dès l’incipit « Retour au pays de l’enfance », l’auteur nous amène dans un train allant de Sousse à Sfax en Tunisie. La nostalgie, la vétusté et une certaine tristesse se dégagent chez le narrateur : « Ce wagon plus cher que la Première, plus vide qu’une outre sans eau, dégage une atmosphère désuète à faire pleurer les pierres. » À son bord, deux hommes, dont le narrateur qui s’intéresse à son « compatriote de retour au pays », rentré de Suisse et « englué dans les affres de l’administration locale ». Cet unique compagnon de voyage incarne le « revenant », Tunisien ayant vécu à l’étranger et encouragé par la politique d’accueil de son pays natal à y revenir. Hélas, ce retour pour motif d’affaires et non de nostalgie n’aboutit qu’à l’échec, car ce revenant qui voulait monter un commerce d’exportation d’éponges se trouve délaissé par les autorités tunisiennes, malgré leurs belles promesses. Ironie du sort, il finit par s’imposer un exil dans son pays, « mendiant des routes spontex avec un couffin renversé sur la tête pour se faire oublier de ce monde! »

Dans L’âme des marionnettes, Kokis nous livre un questionnement philosophique sur la complexité des mobiles du comportement humain, à travers un dédale de péripéties et d’enquêtes dignes du roman policier, lesquelles nous mènent, depuis Montréal, jusqu’à Mexico et ensuite à Rio de Janeiro, en quête des traces d’une jeune femme montréalaise portée disparue. Professeur de philosophie à l’Université McGill et romancier, Leandro Cajol, d’origine mexicaine, sera la grande vedette à la Foire du livre à Rio de Janeiro. Mais avant d’y partir, ses amis montréalais, Ferdinand Morand et son épouse Madeleine, lui demandent de tenter d’y retrouver les traces de la sœur de Ferdinand, partie il y a plus d’un an pour y étudier auprès d’un maître marionnettiste. Faisant escale d’abord à Mexico où son père traverse ses derniers moments, Cajol revit sa relation avec ce dernier, richissime homme d’affaires qui a traité son fils de « vagabond et sale communiste ». Aux yeux du fils, ceux qui assistent à son enterrement « ont l’air de vautours devant une carcasse pourrie ». Aussi Cajol, brebis galeuse, dit-il adieu à cette cellule familiale qui a su habilement lui enlever sa part de la fortune du patriarche en lui faisant signer des documents attestant qu’il n’a aucun droit à ce butin.

C’est une fois arrivé à Rio de Janeiro que Cajol entame bel et bien son enquête, initiée grâce aux quelques informations fournies par Morand au sujet de sa sœur disparue. Sur un arrière-fond où figure le monde littéraire huppé juxtaposé à l’univers des favelas sous l’emprise des caïds, Cajol se faufile entre de nouvelles connaissances, à la recherche de Liette. Ne sachant pas s’il s’agit de fugue, de meurtre, d’enlèvement ou de suicide, le romancier finit tout de même par retrouver ses traces. Au cours de ces rencontres, qui se multiplient et qui sont bien arrosées de scotch, il réussit à avoir droit de cité dans cette société loufoque : « [t]errains de macumba, spiritisme, guérisseurs, sorciers, sectes évangéliques à la sauce tropicale catholiques rock and roll ». Et cependant, la jeune femme n’est pas prête à rentrer au bercail. Pour le professeur de philosophie, le fait que Liette veuille rester « pour continuer sa vie de médiocrité à l’abri du regard de ses parents et amis, était malgré tout un désir de liberté ». Ce constat incite Cajol, moraliste, à se questionner sur « la prémisse morale qu’un projet de vie complexe valait mieux qu’une existence réelle plus simple, plus proche des besoins primaires de nature biologique ». En outre, il estime que dans cette histoire de liberté individuelle qui refuse les attentes et les désirs familiaux, mais qui en fin de compte semble ne pouvoir tracer son propre chemin à cause justement de l’emprise familiale, il s’agit « d’une plongée dans les eaux boueuses et stagnantes de la paresse et de l’envie sans passion, en dépit du foisonnement de la vie et du défi des aventures ».

Émaillée de références à Joseph Conrad, à Dante, à Kierkegaard et à Nietzsche entre autres, la narration a souvent recours au dialogue, outil qui fait agencer l’enquête linéairement, et cette impression de « vive voix », alors qu’elle est parfois surprenante à cause de la pléthore de détails et du style souvent étrangement élégant, rajoute à l’urgence de la quête qu’entreprend Cajol.

Ces ouvrages participent ainsi de la construction d’une certaine « littérature-mosaïque », reflet de la diversité et de la connivence culturelles au sein de la littérature canadienne actuelle.



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