Le bonheur des chats

Reviewed by Ziyan Yang

Selon les croyances populaires asiatiques, le chat est un animal de mauvais augure, capable de tuer les femmes et d’en revêtir la forme. Dans le dernier roman de Ying Chen, Espèces, par « un pur hasard », la forme féline s’empare de l’héroïne, femme anonyme qui, depuis Immobile, accablée de la mémoire de ses multiples vies antérieures, n’arrive toujours pas à s’enraciner dans son présent, un présent auquel son mari l’archéologue A. cherche en vain à l’accrocher.

Transformée en chatte, l’héroïne continue de vivre auprès d’A. tout en goûtant la richesse que le monde déploie devant son nouvel état d’existence : son rapport conjugal avec A., autrefois difficile, et dans lequel la communication quotidienne était réduite au minimum, semble plus « supportable » dans cette nouvelle relation entre maître et chatte, relation dans laquelle l’absence de communication verbale rend enfin possible un attachement sans pareil. Les voisins, autrefois hostiles ou indifférents à son endroit, n’hésitent point à la combler d’affection, grâce à sa nouvelle forme d’existence « mignonne » et « moins problématique ». Toute notion de temporalité perdue, la filiation et la mémoire se vident pour elle de sens; n’ayant plus la faculté de parler ni de penser, elle s’éloigne de la futilité des préoccupations humaines. La quête de l’appartenance, de l’origine et des racines qui ne cessait de se compliquer autrefois dans les réminiscences de la protagoniste, n’a plus aucune importance pour cet être félin, d’où une harmonie existentielle, même un certain « nirvana » grâce à la rupture du cycle de réincarnation.

À travers les yeux d’une chatte, Ying Chen met en lumière, avec une moquerie piquante, l’inquiétante étrangeté au sein de l’espèce humaine d’aujourd’hui : la définition problématique de la féminité, l’impossibilité de la communication et de la compréhension interpersonnelle, la tension entre le collectif et l’individuel ainsi que celle entre le majoritaire et le minoritaire.

À la fin du récit, la chatte redevient un être humain pour rejoindre son mari, comme si rien ne s’était passé, comme si l’histoire de la chatte n’était qu’un rêve. Cependant, on pourrait à ce propos poser la question du philosophe taoïste Zhuang Zhou qui, ayant rêvé qu’il était un papillon, se demandait : « Qui suis-je, en réalité? Un papillon qui rêve qu’il est Zhuang Zhou, ou Zhuang Zhou qui s’imagine qu’il fut papillon? »



This review “Le bonheur des chats” originally appeared in Canadian Literature 214 (Autumn 2012): 147-48.

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