Le Canada anglais

  • Susan Margaret Murphy
    Le Canada anglais de Jacques Ferron (1960-1970). Formes, fonctions et représentations. Presses de l'Université Laval

Que les lecteurs du livre de Susan Margaret Murphy, Le Canada anglais de Jacques Ferron (1960-1970). Formes, fonctions et représentations, soient ou non familiers avec les œuvres de cet écrivain, ils sont fortement interpelés dès la couverture où figure, à côté d’une photo de ce dernier, telle une réponse à une question contenue dans le filigrane du titre, cette citation a priori sans appel : « “Nos ennemis, qu’est-ce que vous voulez, ce sont les Anglais.” — Jacques Ferron ».

Mais ces lecteurs feraient bien de se méfier de déclarations qui, faisant mine de refuser le dialogue, semblent annoncer par là une démonstration dont la conclusion serait connue à l’avance. Car Murphy s’est lancé un tout autre défi : plutôt que de prendre cette phrase de Ferron au pied de la lettre, elle s’est donné pour objectif de reconstituer les multiples dialogues — sous forme de rencontres, de correspondances, d’essais polémiques, de dédicaces, d’épigraphes en anglais, de personnages anglophones plus ou moins fictifs, d’extraits non traduits de poèmes anglo-canadiens — que Ferron n’a cessé d’entretenir avec cet Autre ennemi. Ce faisant, elle cherche à mettre au jour la profonde ambivalence d’une citation que d’aucuns ont pu considérer comme emblématique des convictions nationalistes de Ferron et, partant, de son rapport, hautement polarisé et antagoniste, aux Canadiens anglais.

Aussi les lecteurs découvriront-ils dans cet ouvrage dense, patiemment documenté, une analyse minutieuse et tout en nuances visant tantôt à combler des lacunes d’ordre biographique — notamment en ce qui a trait aux relations réelles de Ferron avec des anglophones, dont le professeur de droit et poète Frank Scott qui a servi de modèle aux personnages « écossais » de La Nuit, La Charrette et Le Ciel de Québec — tantôt à remettre en question des lectures critiques jugées trop étroites, en vue de pousser plus loin les recherches sur la présence du Canada anglais chez Ferron. Dans cette optique, Murphy révèle le caractère foncièrement dialectique de l’imaginaire littéraire ferronien, incapable de se passer d’un ennemi qui fait partie intégrante non seulement de sa propre identité, mais aussi de l’histoire et de l’identité collective des Québécois depuis la Conquête.

D’où l’ambiguïté des images textuelles du rapport à l’altérité qui, selon Murphy, coïncide avec une véritable quête d’identité dominée par le masque, le jeu, le double, l’hypocrisie, l’ironie, la fausse neutralité et l’amour-haine; autant de thématiques et de stratégies discursives qui, en dépit de la charge polémique et de l’animosité dont elles peuvent se lester, sont symptomatiques d’un désir de dialoguer avec l’Autre. À ce titre, Murphy insiste sur la figure du passeur chez Ferron, qu’il soit anglophone bilingue, voire « enquébecquoisé », traducteur, comédien ou schizophrène, dont le rôle consiste à introduire un tierce terme au sein de l’opposition entre le Soi canadien-français et l’Autre canadien-anglais susceptible de la problématiser et, par là, la défaire.

Il convient de souligner la méthodologie retenue par Murphy qui s’inspire de la « critique du bon sens » préconisée par Ferron lui-même. D’une part, il s’agit de respecter le caractère autobiographique de l’œuvre ferronienne. Ceci l’amène non seulement à éclairer, grâce à des lettres inédites ainsi qu’à des entretiens avec des personnes l’ayant connu, certains aspects de la vie et de l’œuvre de Ferron, mais aussi à tenir compte de données biographiques des anglophones à qui il a dédié ses livres (Peter Dwyer, Scott Symons, Betty Bednarski) ou qui lui ont servi de modèle (Frank Scott, Frank Archibald Campbell, Duncan Campbell Scott, Frederick George Scott). D’autre part, il s’agit de rappeler des circonstances sociopolitiques ayant marqué les rapports entre anglophones et francophones, soit surtout la Conquête, la rébellion des Patriotes, l’exécution de Riel, la Confédération canadienne et la crise d’Octobre, ce qui permet de faire foisonner les parallèles entre les littératures canadienne-anglaise et canadienne-française, l’histoire du Québec et du Canada et les (re)lectures ironiques ou fantaisistes effectuées par Ferron.

C’est ainsi que Murphy tisse une riche toile de fond, aussi érudite que multidimensionnelle, à partir de laquelle s’érigent ses analyses textuelles dont le mérite réside dans la perspective intertextuelle adoptée. Car si le dialogue, malaisé et conflictuel, entre Ferron et les Canadiens anglais évolue en fonction de ses relations personnelles et des événements qui ont secoué la société québécoise au cours des années soixante, il évolue également au fil de l’œuvre, chaque essai, chronique, lettre, pièce de théâtre, conte, roman participant à sa façon de cette quête identitaire où se noue et se dénoue le rapport à l’Autre, dans toute son ambivalence. Seule une analyse intertextuelle attentive aux moindres fluctuations des images de l’altérité dans l’ensemble de ses écrits permet d’appréhender, outre la complexité du rapport intime de Ferron au Canada anglais, les enjeux littéraires, politiques et historiques qui le sous-tendent.

Et voilà où réside la force de la démonstration de Murphy, qui déjoue avec intelligence, subtilité et un brin d’ironie — elle fait elle-même partie de ces Anglais si détestés — les attentes du lecteur interpelé par la citation de la couverture. Sans être originale sur le plan théorique, sa démonstration l’est de par la « fluidité » de la méthodologie et l’envergure des connaissances littéraires, critiques, biographiques et historiques que celle-ci implique. À cet égard, l’analyse des rapports entre Ferron et son « frère ennemi », Frank Scott, suivie de celle, en tous points admirable, des trois romans du « cycle Scott » qui en est tributaire, lesquelles, prises ensemble constituent simultanément la partie centrale de l’ouvrage de Murphy et la clé de voûte de la problématique de l’altérité chez Ferron, représentent, avec le recours à des documents inédits, une contribution incontournable aux études ferroniennes.



This review “Le Canada anglais” originally appeared in Contested Migrations. Spec. issue of Canadian Literature 219 (Winter 2013): 183-85.

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