Le souffleur de mots

  • Anne Elaine Cliché
    Jonas de mémoire. Le Quartanier (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Chiara Falangola

Jonas de mémoire, texte fragmentaire sur la relation entre l’écriture et la mémoire collective et individuelle, est le cinquième roman de l’écrivaine, professeure et critique québécoise Anne Élaine Cliche.

Jonas, garçon de l’enfance de la narratrice, est l’« enfant dingue », l’enfant-prophète qui, un jour, vient réclamer qu’elle écrive son histoire. Entre les deux la relation est de l’ordre du pacte, celui du « souffleur » et de son « scribe » qui retranscrira la folie mal comprise de l’enfant, l’histoire de sa famille d’origine et de sa juiveté retrouvée. Mais « rien ne passe à l’écrit qui ne soit détourné » et « l’accompli peut devenir inaccompli » dans la discontinuité des différentes parties, du brouillage des voix narratives et des filières diégétiques. Dans l’écart entre histoire vécue et histoire écrite, la tension est ainsi projetée vers la vérité du récit entrelacé qui s’écrit sous nos yeux, la vérité des prophéties bibliques, celle de Jonas, de la narratrice, de Malka Friedman (la mère biologique), d’Aaron Friedman (l’oncle), de la mémoire de la Shoah qui passe à travers la reconstruction saccadée de la diaspora d’une famille.

Les passages où la voix narrative s’essaie à l’énonciation prophétique et où le lecteur se laisse aller à une rêverie sur l’hébreu sont particulièrement suggestifs. À remarquer aussi ces noms de pays d’or, de lait et de miel, « l’Abitibi terre de roches de minerais refuge pour les peuples du monde », Val d’Or, « Weymontachie un village d’Atikamek », qui réécrivent la réminiscence proustienne dans l’histoire et la topographie québécoises : « Comme toi je suis marquée au sceau des noms de mon enfance rougeurs sur ma peau incises dans ma chair qui s’ouvrent dès que je les entends. Ces noms de plus de mille ans que nous ne savions pas traduire Témiscamingue Machi-Manitou Windigo Baskatong sur lesquels d’autres noms sont venus s’écrire dans l’espoir de redonner à la défaite de notre peuple une mémoire glorieuse. » Et, finalement, les très beaux dialogues entre Jonas et l’oncle Aaron, où le rythme narratif semble rappeler l’euphorie de cette danse de jeunesse hassidique qui s’empare d’Aaron chaque fois que Jonas joue du violon.

Si Jonas de mémoire s’inscrit dans une voie du fragmentaire déjà pratiquée par un certain roman francophone du 20e et du 21e siècles, il offre une réflexion et un développement significatifs sur la figure littéraire du Juif québécois. Les « hypothèses de récit », le balbutiement, la redite et le jeu sur la ponctuation en font un texte presque psalmodié, dont la lecture est marquée par la suggestion et la qualité prophétique du langage.

 



This review “Le souffleur de mots” originally appeared in Radio, Film, and Fiction. Spec. issue of Canadian Literature 225 (Summer 2015): 121-122.

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