Ce qui reste sans contour. Prise de Parole (purchase at Amazon.ca)
Par la distance qu’elle crée, l’écriture permet un retour sur soi, un travail sur le passé, un traitement pour certaines blessures. Elle est un outil de guérison, essentielle à plusieurs types de psychothérapies; elle est déjà un recours instinctif pour plusieurs. De cette écriture introspective à une écriture qui peut rejoindre autrui et lui parler, il y a toutefois un abîme. Il en va de la possibilité de se rapprocher à la fois de soi-même et de l’autre là où l’on se connaît le moins, et sans avoir la familiarité et la confiance qui fait que l’on peut s’ouvrir à cet autre. La proximité avec soi-même pourra être trop grande — surtout lorsqu’il est question de traumatismes — et la proximité avec autrui trop abstraite et prospective. Dans de telles conditions, il pourra être périlleux de dépasser le témoignage pour qu’il devienne œuvre poétique, de travailler le langage pour en faire ressortir de nouvelles possibilités et de là, transformer ce dont on a l’habitude, tout en continuant d’effectuer un véritable travail sur soi.
Sonia-Sophie Courdeau connaît bien cet abîme et les défis d’une telle écriture : sa pratique de coaching et d’enseignement de la création littéraire l’amène à accompagner nombre de femmes à s’exprimer d’abord pour elles-mêmes, puis dans certains cas à adopter la publication comme horizon. Qu’elle ait choisi d’être accompagnée dans son propre processus de création ne sera donc pas surprenant : les embûches sont nombreuses à un travail poétique réussi.
Dans Ce qui reste sans contour, Courdeau allie guérison post-traumatique et poésie en se tournant vers son corps, qui sert de point de contact avec elle-même et avec autrui, et agit comme un point de départ pour une expérimentation sur ce qui pourra devenir dicible. Les parties du corps reviennent comme des titres répétés pour plusieurs poèmes, courant chacun sur quelques pages : mains, ventre, tête, gorge, vagin.
La honte lie des moments et des évènements. On devine les maux de l’enfance, on devine des violences sexuelles, où des replis sur soi ont eu lieu. On sait qu’il y a des blessures, infligées par les autres, mais aussi aux autres et à soi. Le premier poème du livre, « Mains » (le titre reviendra pour quatre autres poèmes), est le plus ouvert aux autres et le moins tourné vers soi, du fait de sa structure narrative, de l’inclusion de plusieurs personnes et de dialogues. Il définit néanmoins d’entrée de jeu la solitude comme thème et comme atmosphère pour l’enfance — tel un motif d’identification à un personnage de fiction, objet de désir et de peur à la fois, ce que Courdeau décrira plus loin : « Le contact m’invite au retrait » (22).
« Je rapetisse dans mon corps » (13), écrit Courdeau à propos du recours à la nourriture pour (ne pas) gérer ses émotions et du désir des regards masculins, à un moment qu’on devine au début de l’adolescence. Dans ce « Ventre » il est question d’absorption — de nourriture en soi, de soi en autrui — mais d’une manière qui appelle un sauvetage, celui de l’écriture qui amènerait ainsi à « un espace où tout est liquide. / Où rien n’est fixe. / Où tout est à vider » (« Mains », 16).
Dans les poèmes intitulés « Mains », le recueil inclut ainsi une réflexion sur l’écriture. Cette interrogation sur le processus de l’écriture rouvre les plaies pour mieux les guérir, mais laisse aussi sa propre trace : « J’ai une main qui écrit. L’autre qui cherche une poche où se cacher, après avoir enfoncé ses griffes dans ma peau » (25). Il s’agit peut-être de choisir entre les traces pour en arriver à « des cicatrices perméables » (20) qui permettra une véritable compréhension.
C’est aussi que la parole est difficile, comme le montrent les poèmes intitulés « Gorge », et que les mains y supplient, dans l’espace du retrait, de la distance, d’un temps prolongé, où la réflexion peut prendre le pas sur l’action : « Ma main se relève après la chute de l’angoisse. / Quand tout est à dire, quand plus rien n’est à faire. » (24) L’importance de l’écriture vient aussi de ce que le souci d’être non seulement comprise, mais crue y disparaît. Ce souci au centre des poèmes intitulés « Gorge » est lié à la répétition des échecs et au besoin du retrait. Ce retrait est en partie celui que permet l’imagination, la « Tête », qui laisse entrevoir autre chose, un autre contact avec soi et avec les autres, un endroit où la passion aurait libre cours. Courdeau relie la tête au ciel et à l’eau, à l’immersion et donc à l’absence d’horizon.
L’écriture, ce travail des mains, semble avoir lieu hors des langues et plutôt dans le langage. Le poème « Vagin » parle d’un partenaire sexuel (et partenaire est sans doute le mauvais mot, le consentement n’étant pas clair) imaginé ou simplement présupposé francophone, un « loup francophone » auquel tout homme devra se mesurer, où l’anglais parlé par un homme pendant une relation sexuelle est une faute qui laisse une marque sur la peau de la narratrice. Le deuxième des poèmes intitulés « Mains » semble préciser la relation des langues à l’animalité : « Ma poésie se comprend mal en français, le langage animal n’a pas de ponctuation, d’élision, de concession. » (18) Peut-être ici les indices linguistiques sont-ils liés simplement à l’évènement en question; ou peut-être sont-ils laissés pour dérouter le lecteur ou la lectrice, pour marquer un premier choix dans l’expression là où la langue ne va pas de soi, où les attentes de la famille et de la société sont fortes et souvent contradictoires. Si le recueil n’en dit pas autant, il révèle bien que le travail des mains est de retrouver une parole sans hésitation, qui soit entièrement celle de la poète.
Au cœur du recueil se trouve le poème « Vagin ». Courdeau y laisse beaucoup deviner. Elle y montre un dédoublement du partenaire sexuel qui semble être désiré et qui violente; un dédoublement de soi, alors que la narratrice parle à la caméra de « tes tremblements de petite fille » (35); un dédoublement des actions de l’autre sur soi, alors qu’elle répète la relation sexuelle par la masturbation avec les mêmes références à ce qui est « trempé[s] dans mon encre » (34, 36). On ne sait si le sang et le rouge dont il est question viennent de cette violence ou seulement de la menstruation. L’écriture prend à partir de ce moment un autre sens : elle avorte, mais est-ce le poème, une personne, une relation, ou, plus probablement, une version de soi en faveur d’une autre? Le « toi » à qui elle écrit et dit écrire reste indéfini. Les mots ne permettent plus la jouissance, les mots ne la prennent plus, une autre écriture est nécessaire. « J’ai des mains », écrit-elle à répétition en les qualifiant différemment (47), on se demande combien d’habitudes ou de tentatives elles signifient — des mains pour se souvenir, pour écrire, pour se servir d’autrui, des mains qui se couvrent de honte, qui se prêtent, qui s’évadent…
Le succès du recueil se trouve dans ce que Courdeau a su éviter. Le trauma porn qui dévoile trop pour faire ressentir des émotions fortes, mais passagères et sans véritable connexion. Une pudeur menant à une allusivité ou à une abstraction telle que rien ne pourra être compris. Un délestage pour se libérer d’un poids. Elle se permet de dire ce qui lui est arrivé, de partager son expérience plutôt que les actes des autres. Elle permet à l’écriture de faire son travail, tant pour elle-même (du moins on pourra l’espérer) que pour ses lectrices et lecteurs qui ressortiront peut-être avec une plus fine compréhension de celles et ceux qui les entourent, et peut-être de soi-même.