Les langues du roman noir

  • Patrick Roy
    L'homme qui a vu l'ours. Le Quartanier (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Benoît Melançon

En 2015, au moment de la parution du troisième livre de Patrick Roy, L’homme qui a vu l’ours, la presse québécoise a insisté sur l’appartenance de cet ouvrage au « roman noir ». Si cette inscription générique est incontestable, elle masque un des aspects les plus étonnants de l’œuvre : sa langue ou, plutôt, ses langues.

L’homme qui a vu l’ours, comme tout bon roman noir contemporain, mêle plusieurs intrigues. La principale est constituée de la biographie que le journaliste québécois Guillaume Fitzpatrick doit rédiger d’un lutteur américain déchu, Tommy Madsen. La deuxième naît de la première : Hugo Turcotte, un collègue engagé par Fitzpatrick pour des recherches d’appoint, découvre des malversations, qui n’ont rien à voir avec le sport, impliquant le père de Madsen et des acolytes, dont un mystérieux dandy tueur à gages, Beau Lander. Dans un cas comme dans l’autre, la violence et la douleur sont omniprésentes : les enquêtes des deux journalistes, le premier célèbre, l’autre pas, sont là pour mettre au jour cette violence et cette douleur, mais elles sont laborieuses l’une et l’autre. (Il leur en coûtera.) Des intrigues familiales ou amoureuses croisent les deux premières : le père de Fitzpatrick a des ennuis de santé; l’ex-femme de Madsen est une ancienne compagne du journaliste, avec laquelle il renoue secrètement.

La narration n’est pas parfaitement linéaire : c’est encore là une des règles du genre tel qu’il se pratique aujourd’hui. La scène d’ouverture, par exemple, ne trouve son sens que tardivement dans la chronologie de la deuxième intrigue; énigmatique, elle est là pour stimuler la curiosité du lecteur. Les déplacements, surtout en voiture, occupent une place importante dans le roman, dont une large part se déroule en Nouvelle-Angleterre et au Québec (Sherbrooke, Montréal, Québec), avec une excursion à Aspen, au son de Metallica. Si la lutte est évidemment la discipline sportive (à défaut de meilleur terme) la plus en vue, il est sans cesse question de baseball, de hockey, de basketball, de boxe : L’homme qui a vu l’ours est bourré de noms propres venus du monde du sport spectacle. Fitzpatrick écoute de la musique américaine, s’inspire de maîtres d’écriture américains (Gay Talese), connaît la culture populaire américaines (Batman, Gilligan, Iron Man, Letterman). L’Amérique littéraire de Patrick Roy est un genre (bien maîtrisé, pour l’essentiel), un lieu, des pratiques, des références (écrites, musicales, visuelles) — une culture.

En quelle langue dire cela ? En français, bien sûr, mais un français doublement particularisé. D’une part, Guillaume Fitzpatrick est un personnage présenté comme travaillant dans les deux langues officielles du Canada. Diplômé de l’Université Concordia à Montréal, il a collaboré à des journaux francophones et à des journaux anglophones, et il est sous contrat avec un éditeur états-unien pour la biographie de Madsen. Cela est thématisé, mais sans jamais que la langue employée par Fitzpatrick dans les diverses situations romanesques soit précisée. Au lecteur de déduire quand il parle français et quand il parle anglais. Sur ce plan, on peut parfois avoir l’impression de lire un roman noir traduit, ici de l’anglais, comme il en existe tant désormais.

D’autre part, le texte fait constamment appel au lexique populaire québécois. Cela touche autant les dialogues que la narration. Dans la scène décrivant un des moments charnières de la carrière de Madsen, on lit ainsi, dans la bouche des personnages, « maudit frais chié », « chien sale » ou « t’as prouvé ton point », et, sous la plume du narrateur, « rush d’adrénaline » et « pitonnant ». Ce français-là n’est pas celui des traductions françaises auxquelles les fervents du roman noir sont habitués.

Ces histoires d’Américains unilingues et de Québécois francophones, biculturels ou anglophones, racontées en français québécois, offrent une représentation des contacts linguistiques inouïe dans le genre noir.



This review “Les langues du roman noir” originally appeared in Radio, Film, and Fiction. Spec. issue of Canadian Literature 225 (Summer 2015): 150-151.

Please note that works on the Canadian Literature website may not be the final versions as they appear in the journal, as additional editing may take place between the web and print versions. If you are quoting reviews, articles, and/or poems from the Canadian Literature website, please indicate the date of access.

Canadian Literature is a participant in the Amazon Services LLC Associates Program, an affiliate advertising program designed to provide a means for us to earn fees by linking to Amazon.com and affiliated sites.