L’utopie de Beaulieu

  • Victor-Lévy Beaulieu
    Antiterre : Utopium. Trois-Pistoles
Reviewed by Michel Nareau

Longtemps, la « Saga des Beauchemin » de Victor-Le?vy Beaulieu de?butait par le roman Race de monde, dans lequel une « Tribu » e?tait mise au monde pour de?crire l’enfer que?be?cois et le projet litte?raire, mene? par Abel, re?ve?lant une voie de sortie a? l’alie?nation. Avec Antiterre, Beaulieu re?aligne ce cycle romanesque, en coupant des titres lui appartenant et en ajoutant d’autres. Il en re?sulte une relecture entie?re de son œuvre, et de ce seul fait, Antiterre occupe une place majeure dans sa production, d’autant plus que cet « utopium » clo?t la saga et remplace Le clan ultime auparavant pre?vu. Suite de Bibi, Antiterre est le « livre b’abel » selon la belle image de Beaulieu : l’ouvrage qui de?termine Abel dans sa trajectoire, qui dicte une finalite? relative au projet romanesque. L’œuvre subsumerait l’e?quivocite? que?be?coise et recentrerait les mots de la Tribu dans un cadre compre?hensible. Sa forme proce?de des longues phrases-paragraphes sans ponctuation, centre?es sur le soliloque d’Abel, ses de?placements physiques et me?moriels, autour de segments narratifs lie?s a? la mort de Judith, a? sa relation a? Calixthe Be?laya, a? sa « meson » de Trois-Pistoles.

Le titre fait re?fe?rence a? Pythagore et a? sa cosmogonie voue?e a? l’e?quilibre, ou? il ajoute une plane?te invisible (Antiterre) pour harmoniser l’univers : Abel re?introduit ce besoin, en cherchant un lieu imaginaire (l’origine dans son cas) pour restituer au monde sa beaute? et sa totalite? perdues, d’ou? la tonalite? utopique qui couve dans le roman. Les envole?es qui constituent la matie?re du roman reposent sur une opposition entre la logique du ressentiment, avec sa rage et son de?sespoir, et le besoin de cre?er un alliage de beaute?, de nature et de liberte?. Abel ce?de certes a? la cole?re (souvent risible dans ses ge?ne?ralisations et son didactisme), mais il fuit ce mur des lamentations sur lequel s’e?rige l’impuissance afin d’opter pour le recours a? une pense?e de?sirante, marque?e par la nature, les animaux, le concret, la recre?ation. Contre la politique qui ente?rine les ine?galite?s, Abel choisit un mode?le utopique, qu’il puise au sie?cle des Lumie?res chez Nicolas Ledoux, mode?le qui court-circuite l’histoire au nom d’une communaute? du repli. Si ce mode?le fait danser Abel, il y a lieu d’interroger ce passe?isme.

Plus inte?ressantes sont les parties sur la table de pommier et les e?crivains franc?ais. La table, comme objet pulsionnel, transmet a? Abel des visions pour constituer l’œuvre. Elle rele?ve du registre de la parole sacramentelle, ritualise?e. En faisant l’histoire de cet objet d’e?criture, Abel recompose autant la saga familiale que le proce?s d’une narration qui n’est pas encore libe?re?e de la pourriture. De leurs co?te?s, les multiples allusions et citations des poe?tes Rimbaud, Michaux, E?luard, Jarry, Reverdy et Char, scandent le roman par une continuite? de mots-be?quilles qui relancent le re?cit et supple?ent au re?el en apaisant l’angoisse et en fondant l’harmonie dansante recherche?e par Abel. Antiterre est une utopie mal arrime?e au projet romanesque de Beaulieu et apparai?t comme une conclusion force?e a? la « Saga des Beauchemin », en e?laguant une part des tensions qui structuraient son e?criture.



This review “L’utopie de Beaulieu” originally appeared in Indigenous Focus. Spec. issue of Canadian Literature 215 (Winter 2012): 150-51.

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