Ophélie hypermoderne

  • Mélikah Abdelmoumen
    Les désastrées. VLB éditeur (purchase at Amazon.ca)

Vaste entreprise que celle de Mélikah Abdelmoumen dans Les désastrées, son sixième roman paru en 2013 à l’enseigne de VLB éditeur, où elle emprunte les voies méandriques de la mémoire pour donner la pleine mesure d’un drame, celui de sa protagoniste Nora-Jane Silver, une rock star à mi-chemin entre Lady Gaga et Cat Power, à qui les faux-semblants de l’industrie de la musique ne convient que très peu et qui tente d’apprendre à vivre avec, en elle, un amour déchu qu’elle n’oubliera jamais. C’est le parcours de cette suicidée de 37 ans, qui porte un regard posthume sur les événements de sa vie, que l’on suit tout au long des trois parties du roman.

On retrouve dans Les désastrées une certaine poétique néo-grunge ⎯ et en particulier un lexique désespéré du trouble, du drame, de la noirceur ⎯ qui pénètre de part en part l’imaginaire du roman. Abdelmoumen est une écrivaine trash qui se révèle à travers des références explicites à Trent Reznor et des clins d’œil à Bret Easton Ellis, composant ainsi un bouquet riche et explosif de renvois à la musique et à la littérature : « Derrière une immense baie vitrée, un salon dans lequel on a accroché une immense boule disco qui tourne et fait des dessins lumineux sur les murs immaculés. Des adultes vêtus comme dans un James Bond des années 1960 discutent par petits groupes. Ils ont cet air mou et vacant que je connais trop bien : le regard désertés des drogués ⎯ In a daze cause I found God, comme disait Kurt Cobain. »

Traversée par le souvenir de l’écrivaine québécoise Nelly Arcan, dont on peut percevoir les traits subtils à travers ceux de Nora-Jane Silver, l’histoire se développe sur la base d’un jeu narratif à trois voix qui éclairent, à partir d’une perspective qui se renouvèle constamment, le caractère tragique du récit. Le défi d’Abdelmoumen a sans doute été celui de se tenir en équilibre entre les différents registres explorés dans et par le texte, de même qu’entre la fiction et la réalité, entre l’hommage et le deuil. Au seuil de l’autofiction (Nelly Arcan était une amie d’Abdelmoumen) et de l’expérimentation formelle, Les désastrées est une heureuse tentative : celle de fixer les repères des identités de même que ceux d’un drame en progression qui se dessine par fragments posés dans une ligne chronologique trouble, tantôt prospective, tantôt rétrospective : « J’y ai assisté, oui, j’ai survolé mon cadavre avachi et il n’était pas beau à voir. Une sorte d’Ophélie hyper-moderne enflée de tristesse dans sa baignoire pleine d’eau tiède et de sang. » Au cœur de cette problématique qu’explore habilement Abdelmoumen se trouve l’enjeu des Désastrées, qui, en définitve, relève de l’ordre du sensible; il s’agit, semble-t-il, de rendre par le texte la puissance de l’être et son potentiel transformateur dans un environnement hostile; il s’agit peut-être aussi de concevoir, en ce sens, les limites de la désespérance.



This review “Ophélie hypermoderne” originally appeared in Science & Canadian Literature. Spec. issue of Canadian Literature 221 (Summer 2014): 124.

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