Petites absurdités de l’existence

Reviewed by David Bélanger

Nous avons ici deux romans qui tournent autour du vide — le trou, la mort —, et qu’accompagne une forme romanesque tout en sobriété. Le dernier roman de Patrick Nicol, à cet égard, parle beaucoup de ce trou autour duquel on marche; la métaphore existentielle peut paraître un peu molle, mais comme l’écrit bellement Nicol, « ce qui sort de nous est tellement mou, et tellement dur ce qui nous arrive ». Cette dure vérité du quotidien, La nageuse au milieu du lac la souligne sans pathos, parce que la réalité est fatigante, répétitive, absurde, il est inutile de lui ajouter du drame ou du tragique.

Ici, on dira volontiers que le livre se fait autour de cette nageuse, la mère, qui s’abandonnait sans radio ni téléviseur, appuyée contre un coussin, le front vers le plafond, pour que recolle sa rétine; ainsi placée, relève le narrateur, elle rappelait une nageuse au milieu du lac. Pourtant, le roman contourne cette nageuse. Elle est là, certes, mais sous forme de perte : c’est le trou que doit porter le narrateur. La mère dont la santé décline, dont la conscience s’étiole, dont le souvenir revient, que la vie quitte, enfin, forme ce trou. Elle circonscrit les escarpements du quotidien du narrateur.

Le trou apparaît rapidement dans le roman. D’abord, par cette analyse qu’offre le narrateur, enseignant au cégep, à ses étudiants. Le trou, c’est un peu Madeleine, la femme du docteur Dubois dans Poussière sur la ville, analyse-t-il. Ce vide déteint sur le lieu lui-même où le docteur et son épouse déménagent : Macklin. Là, ce Thetford Mines, ville minière dont la mine occupe le centre, on à affaire à « un trou autour d’un trou » ironise-t-il. Ce trou devient vite, cependant, un mode de vie, une désespérance qui berce les souvenirs familiaux : « [les] dernières envies [de nos parents] étaient de rentrer dans la télé, de boire des bières, de rouler en miles à l’heure comme pour sortir d’un trou pire encore que le quartier où ils avaient échoué, un trou qu’ils refusaient de nommer. Un trou. On l’employait souvent, ce mot-là. » Puis, de là, le trou devient un sentiment, un mode de vie : « Aujourd’hui, je ferai cuire un poulet et ce sera ma réponse temporaire au sentiment d’inutilité. » À la fin, le trou prend la forme d’une tragédie collective, Lac-Mégantic, dans laquelle tous « verront la même chose que moi : un trou noir au milieu d’une ville ».

Il paraît difficile de parler autrement de ce roman. À la continuité narrative sont préférées les vignettes qui se répondent, s’attisent. En ce sens, le dialogue souterrain devient garant de la structure du livre. On trouve beaucoup de retenu dans ces textes, une capacité à freiner l’émotion. Le lecteur en retire alors une sorte de leçon sur le roman et le quotidien.

La forme, moins résolument collée au quotidien du premier roman de Vincent Brault aborde, elle aussi, un certain vide, à tout le moins, une absurdité. Ce roman est bizarre. Ce qui pourrait ressembler à un jugement de valeur s’inscrit plutôt au cœur même du Cadavre de Kowalski. Un cadavre parle. Bouge. Exprime des pensées aliénées. Et ce, sans que soient servies les fables du mort-vivant, du fantôme. Un cadavre parle, tout simplement, raconte comment c’est embêtant d’être un cadavre coincé sous terre.

Ce réalisme-magique un brin décalé n’est pas sans rappeler les premières pages de Mon nom est rouge d’Orhan Pamuk : là aussi, un cadavre nous raconte sa condition, avant que le livre donne la parole à une tapisserie, à un animal, à d’autres personnages. Ici, rien de tout ça : le cadavre reste l’unique focalisation du récit. La conscience du cadavre tente à la fois de bouger le corps et de bouger dans le corps, ne cessant de rappeler qu’elle n’est pas le cadavre, qu’elle ne peut que l’habiter : les membres semblent sans unité, la main, les jambes, ne forment plus un sujet. De même, à un moment, la conscience du cadavre tente de fuir le cadavre vers la terre; les sinus, une brèche dans le crâne, tout est sondé, jusqu’aux orifices moins nobles : « Je voulais m’échapper et je voulais rester et je voulais partir et je ne voulais pas. Et merde, impossible de trancher. Le rectum, ce n’était pas l’endroit idéal pour réfléchir. »

Évidemment, un récit peut s’épanouir avec difficulté dans cette étroitesse absurdo-mystique; le livre de Vincent Brault y parvient néanmoins, dans l’action et dans la forme. Le cadavre sort de terre. De plus, une intrigue quasi-policière autour de la mort d’une fillette redouble l’assassinat de Kowalski, et un contexte historique agit en sourdine, « je suis mort le 7 février 1941. C’était pendant la guerre », lit-on dans l’incipit, « mais je n’y étais pas, à la guerre. » Dans cette mine québécoise reculée, on sent bien que les camps de la mort agissent dans le lointain, bien que ce polonais, Kowalski, nous oblige à les voir plus proches qu’ils ne le semblent.

Le cadavre de Kowalski réussit l’étrangeté, on y est plongé. Pourtant, il aurait été à espérer que ce parti pris s’accompagne d’une certaine ambition, d’une volonté de mieux mettre à profit ce concept, histoire qu’il se rende au bout de lui-même.

 



This review “Petites absurdités de l’existence” originally appeared in Radio, Film, and Fiction. Spec. issue of Canadian Literature 225 (Summer 2015): 146-147.

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