Portraits de la littérature québécoise

  • Antoine Boisclair
    L'ecole du regard. Éditions Fides
  • Jacques Beaudry
    La fatigue d'etre. Éditions Hurtubise HMH

Dans l’essai intitulé La Fatigue d’être. Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau, Hubert Aquin, Jacques Beaudry—récipiendaire du « Prix de l’essai Victor-Barbeau 2009 »—revient sur la question des écrivains suicidés soulevée dans ses ouvrages les plus récents : Cesare Pavese l’homme fatal (Nota bene, 2002) ; Hubert Aquin : la course contre la vie (HMH, 2006) et Le tombeau de Carlo Michelstaedter ; suivi de, Dialogues avec Carlo (Liber, 2010). Selon Beaudry, un mal de vivre—recouvrant le sentiment d’être le « jouet de Dieu » pour Garneau, le « prisonnier des institutions » pour Gauvreau ou un « condamné à mort » pour Aquin—pèse sur les trois écrivains et semble les avoir menés au suicide. Privilégiant un ton personnel, qui n’a rien à voir avec l’essai scientifique ou universitaire, Beaudry s’applique moins à commenter une littérature hantée par la mort à venir, qu’à démontrer que le suicide constitue, paradoxalement, une sorte de couronnement, d’aboutissement triomphant de la lutte contre la « fatigue d’être » menée dans l’écriture. En ce sens, l’essayiste affirme, au sujet de Gauvreau, que « [l]e polytraumatisé aux fractures multiples dont les bronches et la trachée sont inondées de sang est l’ultime objet créé par le poète ». Beaudry soutient également, à propos de la mise en scène d’une tentative de suicide d’Aquin, que si ce dernier « n’avait pas été sauvé in extremis ce soir-là, il aurait réalisé le crime parfait, un meurtre capable de procurer une satisfaction profonde à l’auteur qui poursuit dans ses romans les reflets d’un crime dont l’archétype dort au fond de sa conscience ». Beaudry emprunte aussi par moments un registre plus narratif lui permettant de créer des effets dramatiques et d’octroyer une valeur symbolique, voire même « esthétique », à leur mort. De ce point de vue, il écrit, à propos de Garneau : « [l]e jeune homme qui se sait le cœur faible et néanmoins s’élance un soir d’octobre 1943 dans une épuisante course en canot sur la rivière, rame avec rage parce qu’il ne peut plus se contenter de la mesure mesquine qui lui est accordée ». Revenant sur le suicide d’Aquin, l’auteur avance que « [l]a décharge de fusil qui en un éclair fait voler sa tête en éclats est un défi à la fatigue, la sienne jamais détachée de la nôtre. Avant qu’on ne l’entende détoner, elle a déterminé en lui une mobilisation générale de toutes ses forces, et donc : PLUS DE VIE ! ». Beaudry ouvre et rassemble des pistes de lecture intéressantes mais celles-ci ne sont pas toujours suffisamment explorées et développées pour emporter l’entière adhésion du lecteur. La structure du livre—composé de courtes parties, d’environ cinq pages chacune, alternant constamment d’une œuvre à l’autre—nuit ainsi au propos. En outre, si Beaudry puise certes aux poèmes, aux pièces de théâtre et aux romans des auteurs, c’est d’abord aux textes plus biographiques qu’il recourt, particulièrement aux journaux, aux correspondances et à certains essais. Les analyses littéraires proprement dites sont plutôt rares et les citations choisies très succinctes. Selon l’essayiste, l’œuvre des auteurs auxquels il s’intéresse est une préfiguration de leur destin funeste. À cet égard, l’essai de Beaudry rappelle HA! A self-murder mystery (McGill-Queen’s University Press, 2003) de Gordon Sheppard qui témoignait d’une fascination comparable pour la vie et la mort d’un écrivain.
Dans l’ouvrage d’Antoine Boisclair intitulé L’École du regard. Poésie et peinture chez Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon, l’approche adoptée est totalement différente. L’étude de Boisclair se consacre essentiellement à ces trois poétiques singulières et aux rapports qu’elles entretiennent avec les arts visuels. S’attachant à rendre compte de la période allant de 1934 à 2004, l’auteur met en évidence la place fondamentale de la peinture dans l’expansion de la modernité artistique au Québec—il n’est en effet que de penser à l’influence d’Alfred Pellan ou de Paul-Émile Borduas —, et propose une réflexion plus générale sur la littérature, plus particulièrement la poésie. L’examen de cette problématique conduit l’auteur à la situer hors des limites de la littérature québécoise et des bornes du siècle dernier, en rappelant notamment l’antique « articulation d’un dialogue entre la poésie et la peinture ». Les trois auteurs principalement étudiés dans ce livre « ont tous entrepris un dialogue théorique ou poétique entre les arts visuels, plus précisément avec la peinture ». Or, l’intérêt de cet ouvrage ne repose pas uniquement sur le dévoilement du rapport, finement exposé et analysé, entre la poésie et la peinture, mais aussi sur la « manière de voir » spécifique, le « partage du sensible » qu’il instaure comme l’écrit Jacques Rancière auquel Boisclair fait référence. Ce livre constitue, en ce sens, une brève « histoire » des modes de visibilité au Québec. Car l’auteur réserve aussi quatre sous-sections aux œuvres de René Chopin, de Gilles Hénault, de Jacques Brault et de Fernand Ouellette. S’il eût été pertinent d’approfondir quelques analyses de poèmes afin de consolider certaines hypothèses, il n’en demeure pas moins que Boisclair fournit une contribution déterminante, non seulement parce qu’il rapproche trois poètes n’ayant pas été étudiés ensemble jusqu’à présent, mais aussi parce qu’il a le grand mérite de révéler l’abondance et la profondeur des échanges de la poésie québécoise avec la peinture au XXe siècle.



This review “Portraits de la littérature québécoise” originally appeared in Prison Writing. Spec. issue of Canadian Literature 208 (Spring 2011): 132-133.

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