Semblable clef de voûte

Reviewed by Nathalie Warren

Tel que l’annonce le titre, ces livres partagent une clef de voûte, soit celle de l’enfance, laquelle est reconnue par Laferrière et Malenfant comme le fondement de leur affectivité et de leur sensibilité, s’accordant à admettre, tel Barthes qu’ « [a]u fond, il n’est pays que de l’enfance ». Mais, outre cela, nous pourrions trouver d’autres points communs à leurs pages dont l’importance accordée aux souvenirs familiaux et au territoire.

Autoportrait de Paris avec chat, le premier livre d’académicien de Laferrière, est un journal illustré dans lequel l’écrivain, préoccupé par l’écriture de son discours à l’Académie qui doit faire l’éloge de son prédécesseur, Hector Bianciotti, nous invite à le suivre dans les lieux qui ont marqué son imaginaire d’une part, c’est-à-dire Petit-Goâve, Montréal et Paris puis, d’autre part, à faire avec lui la rencontre d’auteurs et d’artistes dont Balzac, Sartre, Villon, Hemingway, Rigaud Benoit, etc. L’auteur réalise ici un rêve d’adolescence, soit celui d’entrer en contact avec de grandes figures du monde de l’art et ce, tout en laissant libre cours au plaisir de faire ce qui, de son propre aveu, il ne sait pas faire, c’est-à-dire dessiner. Dans ce foisonnement d’images et de couleurs, Laferrière s’amuse et son lecteur aussi! Or cette joie n’est pas que ludique, elle nous questionne. Dans un Occident héritier de la culture judéo-chrétienne où l’on fait l’apologie de la douleur Laferrière tend la main à Basquiat et lui promet qu’ « un jour le chant heureux reviendra et [il] n’aura plus besoin d’angoisse pour créer » opposant au legs des notions de péché et d’enfer une culture de l’allégresse : « ce qui est étonnant dans la peinture haïtienne c’est qu’elle soit si joyeuse. C’est le dernier peuple à savoir vivre. Ils ne s’intéressent pas à la réalité, ils la réinventent ». On comprend dès lors combien vivifiant et nécessaire a pu être le voyage dans l’atmosphère et les paysages de sa jeunesse quand l’auteur, revêtu de son titre d’Immortel, choisit de rentrer à Port-au-Prince pour se recentrer. Il avait déjà fait allusion avant à la baignoire rose de son premier appartement de Montréal qui lui rappelait le ventre de sa mère quand, enceinte de lui, elle lisait, sa « première petite bibliothèque audio » écrit-il. Nous le suivons maintenant au « 88 rue de Lamarre . . . adresse universelle de l’enfance heureuse » dans une région où dieux vaudous et paysans se côtoient. Univers onirique, presque, qui contribua à irriguer une créativité sur laquelle une vaste culture générale est venue se greffer sans que rien ne soit perdu du rire sonore de l’enfant.

Sensorielles : Autour de Paul Chanel Malenfant est, quant à lui, un collectif qui explore l’œuvre du poète à travers ses thématiques et son style. Proustien, ce dernier a fouillé les motifs du temps et de la mémoire, mais une mémoire qu’il reconnait comme souple, sujette aux divagations mais aussi à la création volontaire car, comme l’a relevé entre autres Élise Lepage, Malenfant revendique le droit d’interagir avec le passé et de remodeler ses souvenirs. Ainsi écrit-il : « J’aime que l’invention de ces tenaces souvenirs d’enfance fassent partie de ma vérité d’homme ». Or, bien qu’enluminés par le langage, ceux-ci n’en demeurent pas moins sombres, les thèmes récurrents étant ceux de l’inceste; de la famille et, plus spécifiquement, de ses étouffants secrets; du deuil et du corps, lequel, tout en étant le lieu de la sensation et du contact avec le monde extérieur est également celui de la souffrance qu’il s’agisse de la maladie, telle qu’évoquée dans Des ombres portées, un tombeau pour son amie Lise Guèvremont, de la mort de son jeune frère atteint de la tuberculose, de celle de sa mère dans La petite mariée de Chagall ou encore de la violence faite au corps, dans le cas du frère aîné qui, à vingt ans, s’est défenestré.

Or, bien que l’œuvre du poète relève de son expérience et qu’elle s’y enracine, elle ne s’y arrête pas. En effet, Malenfant est poète, certes, mais sa visée est aussi philosophique. Il garde envers le monde une capacité d’étonnement, est attentif tant aux subtilités des secousses intérieures qu’aux désordres du siècle et ses histoires familiales sont contigües à l’Histoire comme telle. Aussi, s’il compare lui-même sa poésie au murmure d’une musique de chambre, il ne faudrait pas pour autant croire qu’elle n’est que sensation et repli sur soi, Malenfant ne faisant ni dans l’autoréférentiel, ni dans l’abstraction. Au contraire, comme l’affirme Évelyne Gagnon : « [sa] posture mélancolique s’inscrit dans un constant effort pour demeurer en lien avec la concrétude du ‘’réel’’ ». Toutefois, au-dessus du gris et du barbare, la langue voltige et, aérienne, fait contrepoids à l’éboulement des faits, prend des airs de fête, joue habilement de tous ses atours, dont celui de sa polysémie. Un seul accroc, cette poésie intimiste, voire écrite pour être lue et comprise, est sujette dans ce livre à quelques analyses trop hermétiques mais fort heureusement il en est d’autres, et c’est la majorité, qui touchent à l’essentiel.



This review “Semblable clef de voûte” originally appeared in Rescaling CanLit: Global Readings Spec. issue of Canadian Literature 238 (2019): 153-155.

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