Sommation à voir le jour

  • Nelly Arcan
    Burqa de chair. Éditions du Seuil, Seuil

Burqa de chair est un recueil non autographe paru en 2011, soit deux après que Nelly Arcan, Isabelle Fortier de son vrai nom, s’est donné la mort. Il réunit cinq textes dont trois étaient jusque là demeurés inédits. Avant même son ouverture, pour peu que l’on connaisse les conditions d’édition de l’ouvrage, on est happé par ce sensationnalisme qui semble indissociable des œuvres de Nelly Arcan aux yeux du lecteur novice. De manière plus subtile, l’organisation des textes « fait sensation » : du plus long au plus court, du plus autobiographique au plus didactique, du thème du malaise intérieur — « la honte qui grandit avec l’âge » — à celui du suicide, tout enfin dramatise la lecture du livre en vue d’un résultat qui parat inéluctable : la mort volontaire de son auteur. Jusqu’à ses derniers mots qui semblent faire office de prophétie et de réquisitoire : « Il ne faut pas oublier que les barrières les plus solides contre la détresse des gens qui nous sont chers, c’est encore vous et moi ».

On pourrait oublier que ce qui est en question dans la lecture, ce ne sont pas vraiment les raisons de ce suicide biographique que semble pourtant fournir ce savant agencement (non chronologique) des textes. Ce qui nous parat plus intéressant, c’est la (re)découverte de productions littéraires en majorité inédites et de la voix qui s’y exprime. Le titre, emprunté à une formule de Nelly Arcan, est une métaphore frappante qui laisse penser que la problématique essentielle de ces textes est celle du malaise de la féminité dominée par un regard masculin, qui lui imposerait de porter son propre corps comme le vêtement étouffant des fondamentalistes. Or, on se rend compte en lisant que c’est surtout la question de l’impossible intégrité qui est posée ici. Et cette intégrité que dissolvent la vie, le fait de grandir, de se découvrir autre, cette intégrité que pulvérisent les questions d’un journaliste qui joue de la dualité entre l’écrivain et la personne réelle, cette intégrité en danger est autant anatomique qu’éthique. Tout nous interroge dans le recueil sur la possibilité de « réintégrer les contours francs de son corps » et de faire tenir ensemble la chair humaine, enveloppe et reflet d’une âme déchirée, face au « scandale de la vie ».

Le lyrisme et l’imaginaire de Nelly Arcan lentement vous esquintent et vous atteignent aussi, vous lecteur. Vous vous laissez peu à peu envahir par ce malaise de vivre qui est aussi un trouble à dire, hachures de phrases, éruptions de noms, cris silencieux sur papier. L’écriture pourrait bien alors avoir une fonction thérapeutique autant qu’esthétique : inondant les pages, elle recoud en un patchwork inachevé les lambeaux de la vie et donne au lecteur la possibilité rêvée de « marcher sur l’eau ». De son flot ininterrompu, elle lave autant qu’elle laisse des traces, salissures inéluctables de la vie, cette « sommation à dire ». À la rigueur, il importe peu de savoir qu’Isabelle Fortier est morte. Reste l’écriture de Nelly Arcan qui dit, répète, lutte et maintient vivant le souffle de l’écrivaine expirant du corps défait de la femme.



This review “Sommation à voir le jour” originally appeared in Contested Migrations. Spec. issue of Canadian Literature 219 (Winter 2013): 133-34.

Please note that works on the Canadian Literature website may not be the final versions as they appear in the journal, as additional editing may take place between the web and print versions. If you are quoting reviews, articles, and/or poems from the Canadian Literature website, please indicate the date of access.

Canadian Literature is a participant in the Amazon Services LLC Associates Program, an affiliate advertising program designed to provide a means for us to earn fees by linking to Amazon.com and affiliated sites.