Un autre Québec, le même

  • William S. Messier
    Dixie. Marchand de feuilles (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Benoît Melançon

En 1993, un prisonnier américain, « carrure de bacon-and-eggs sept jours sur sept », s’évade de la prison de Cowansville. Un jeune garçon contemplatif découvre un mystérieux banjo; il en jouera pour accompagner le convoi funèbre du prisonnier. Un coyote, qui incarne peut-être le diable (« la Bête »), réapparaît périodiquement dans un espace sillonné par des voleurs de viande, des contrebandiers et des « bums », et il menace le garçon et le prisonnier. Ces brefs éclats de la trame narrative de Dixie ne rendent pas justice à ce livre, un des plus importants dans le paysage littéraire québécois récent. Par rapport à lui, le roman de William S. Messier se distingue d’au moins trois façons.

Sa géographie, réelle comme imaginaire, est orientée plein sud. L’action se déroule dans la région de Brome-Missisquoi, près de la frontière : « De l’autre côté, les États. » Dans la toponymie, le rapport au Québec anglophone et aux États-Unis est omniprésent : « Ici, la frontière hante les gens comme un œil tout-puissant. » Un « convoi de moissonneuses-batteuses » dévale le rang Dutch, on échange en douce des ouvriers agricoles sur le chemin d’Eccles Hill, les « guitares gutturales d’AC/DC » planent « dans le paysage de Pigeon Hill », on traverse Frelighsburg et Bedford. C’est dans ces lieux, en direction du Vermont, que circule le « pick-up » avec le cadavre du prisonnier évadé, ce « corbillard country », dans un cadre fantastique (« Il ne fait plus aucun doute que les esprits bromisquois se sont joints à la parade ») qui emprunte aussi bien à la prose de William Faulkner qu’à la musique de l’Amérique noire. Cette « marche funèbre », ce « charivari moribond », ce « bastringue », ce « tintamarre » a une évidente dimension musicale collective, encore que le choix des instruments puisse étonner : « Il y a même le vieux Melançon qui scande les vers de la chanson en rinçant le moteur de sa chainsaw. » Arrivés à la frontière, ce « miroir sudiste », les participants au « chiard » confieront le cadavre du prisonnier à des centaines de Vermontois, leurs semblables.

La langue romanesque est sensible à la présence de l’anglais dans le français parlé au Québec, comme à diverses tournures populaires. Contrairement à nombre d’écrivains qui, pendant des générations, ont tenu le français québécois à distance — il y en a encore aujourd’hui —, Messier se l’approprie sans ostentation. La langue dans laquelle il écrit est celle dont il a besoin, mêlant les registres avec bonheur : aux « lèvres de la noirceur » (l’orée d’un bois), on boit du « moonshine » (alcool artisanal). Messier n’est pas du genre à multiplier guillemets et italiques ou à hiérarchiser les idiolectes fictifs.

Dixie, enfin, est une réflexion sur les mémoires. Gervais Huot, le personnage central du roman, souffre de cataplexie : « C’est une maladie rare qui lui fait perdre tout tonus musculaire et le paralyse au moindre sursaut émotif. » Il n’y a guère que son banjo pour le protéger de pareilles « crises de tristesse ». Obsédé par le passé familial, vivant dans un temps toujours potentiellement suspendu, cet enfant de sept ans époussette et regarde longuement des photos mettant en scène ceux de sa lignée : « Gervais se reconnaît dans le statisme des clichés familiaux, l’immobilisme plastique des aïeux, typique de la photographie d’époque. » En outre, il vit dans une région qui a son passé propre. Des Noirs s’y sont établis dès le XIXe siècle, venus des États-Unis; plusieurs sont enterrés à Nigger Rock; Léandre Pelletier, dont on imagine qu’il est leur descendant, enseigne le banjo et le blues à Gervais. C’est aussi là qu’une « flopée d’Irlandais rebelles », les Fenians, a voulu envahir le Canada « en 1870 ». Les champs et les bois, eux, « font se superposer les époques ». Ces deux mémoires, la familiale et la régionale (« la mémoire du coin »), ne correspondent guère à la mémoire nationale québécoise ou canadienne telle que la transmettent habituellement l’école, les médias, la culture. Chez Messier, la « porosité identitaire » domine.

Géographie excentrée, langue décomplexée, cadre historique bouleversé : voilà trois raisons, parmi d’autres, de découvrir Dixie et de retourner lire Townships. Récits d’origine (2009) et Épique (2010), les deux premiers livres de William S. Messier.



This review “Un autre Québec, le même” originally appeared in Agency & Affect. Spec. issue of Canadian Literature 223 (Winter 2014): 176-77.

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