Une phrase est un monde : traduire Mordecai Richler


Traduire, c’est créer une nouvelle oeuvre dans l’esprit de la première.1 S’éloigner de l’original juste ce qu’il faut, puis, avec de nouveaux mots, s’en rapprocher de nouveau. Rien n’est donné une fois pour toutes : ce qu’on fait au début d’un roman risque de ne pas convenir deux phrases plus loin, à plus forte raison pour un autre livre. Et tout mot, toute phrase, toute image peut opposer à la traduction une résistance absolue. La solution doit être locale—elle doit résoudre une difficulté particulière—mais aussi globale, en harmonie avec l’ensemble de l’oeuvre. Chaque fois, il faut se lancer dans le vide, avec respect, intégrité, admiration et terreur. Mais un jour, il faut en finir; il faut décider, oser, donner le texte à imprimer.

 

Paul Gagné et moi avons consacré plusieurs années à un projet merveilleux, grandiose : traduire ou retraduire les grands romans de Mordecai Richler.2 L’oeuvre de Richler regorge de difficultés de traduction : la variété des tons et des voix, le défi de capter en français un Montréal vécu et rendu en anglais, l’humour, les blagues et jeux de mots, les références juives, les diverses strates géographiques et historiques, les innombrables clins d’oeil littéraires et culturels, allant des poèmes d’Auden à des slogans politiques et publicitaires aujourd’hui oubliés. Richler était un grand conteur et sa prose paraît simple, spontanée, limpide, presque parlée; elle coule, apparemment sans effort. Dans un sens, la principale difficulté réside justement là, dans ce naturel à réinventer.

 

Certains critiques laissent entendre qu’il ne faut jamais « remanier » la phrase à traduire, que tout changement est dénaturation et trahison. Je pense au contraire qu’il faut parfois changer le texte pour qu’il reste le même. Tout l’art consiste en savoir quand—et comment—rester près de l’original. Pour donner une idée de notre démarche, j’ai choisi une phrase en principe assez facile, dépourvue des problèmes les plus courants (jurons, intertextualité, jeux de mots, doubles sens), pour montrer à quel point la difficulté est partout.

 

La voici : « In those days, of course, Izzy no longer drove his battered Ford V-8 down St. Urbain, chasing after the ice-truck, peddling refrigerators ». Du point de vue du décodage, cette phrase ne pose aucun problème, même si « ice-truck » appartient à une autre époque; ici comme ailleurs, la prose de Richler est d’une grande clarté. Mais comment rendre la phrase en français? Voyons d’abord ses particularités : d’une part la perspective temporelle inhabituelle, mais absolument caractéristique des grands romans de Richler (« In those days, Izzy no longer . . . »); d’autre part sa concision et son caractère concret, matter-of-fact, qui vient tant des adjectifs et substantifs (« battered Ford V-8 », « ice-truck », « refrigerators ») que des participes présents (« chasing », « peddling »).

 

Le complément circonstanciel de temps « In those days », accompagné d’une action appartenant à un passé lointain (« Izzy no longer drove »), recèle un sens complexe, caractéristique de l’ensemble de l’oeuvre de Richler. Il montre la distance entre l’homme pauvre et ambitieux d’autrefois et le millionnaire qu’il est devenu; plus qu’un simple marqueur temporel, c’est la mise en relief d’une ascension d’autant plus spectaculaire que les débuts dans la vente ont été dérisoires. Cette tournure est liée à un trait essentiel des romans de la maturité de Richler, qui jouent sur deux ou trois trames temporelles alternées : le mouvement rétrospectif des « petits gars de la rue Saint-Urbain », parvenus à l’âge mûr et devenus des hommes du monde riches et célèbres, mais toujours hantés par le souvenir de l’école secondaire Fletcher’s Field et des delicatessens de la Main. Leur ambivalence se traduit, sur le plan narratif, par ces retours en arrière intimement liés au présent; le personnage ou le narrateur balance entre deux époques— voire trois, avec celle de la narration—et l’évocation de l’opulence actuelle d’Izzy côtoie la remémoration d’un passé des plus modestes qui, sans être précisément idéalisé, inspire une grande nostalgie. On pense ici à Duddy Kravitz qui, ayant réussi au-delà de toutes ses espérances, commande du caviar au restaurant pour montrer qu’il est un fin connaisseur, mais préfère le foie haché de son enfance.

 

Ce balancement entre passé et présent, réussite actuelle et désir d’un passé révolu, marque donc autant l’histoire du roman et les personnages que le style. La phrase que j’ai donnée présente en fait trois temps : celui de l’écriture au présent, celui, intermédiaire, auquel appartient l’épisode relatée, où Izzy était déjà riche (« In those days » et non « Nowadays »), et celui de ses débuts peu glorieux. Tentons donc une première version française qui colle de près à l’original :

 

In those days, of course, Izzy no longer drove his battered Ford V-8 down St. Urbain, chasing after the ice-truck, peddling refrigerators.

À cette époque, bien sûr, Izzy ne conduisait plus sa vieille Ford V-8 le long de la rue Saint-Urbain, poursuivant le camion qui livrait la glace, vendant des réfrigérateurs.

 

 

 

D’emblée, notons les étoffements obligatoires. S’il existe aujourd’hui un « camion à glace(s) », c’est celui qui propose de la crème glacée. En anglais, par contre, pas d’ambiguïté : le produit transporté ne peut être autre chose que de la glace. Et « le long de » est moins économique que « down », mais qu’y faire ? Enfin, « conduire le long de » est plus lourd et moins usuel que « drive down »; les verbes de mouvement en anglais sont plus souples et donnent plus d’informations (« stomp out », « fly in »). Par ailleurs, la traduction plus ou moins littérale du segment temporel, « À cette époque, bien sûr, Izzy ne conduisait plus depuis longtemps . . . », est à la fois plate et obscure; la séquence temporelle (qui marque aussi, comme on l’a vu, une relation de causalité : Izzy a cessé ces activités parce qu’il a fait fortune) ne ressort pas nettement; si on dit, par exemple, « À cette époque, bien sûr, Izzy avait depuis longtemps cessé de conduire . . . », c’est encore plus long et à peine plus clair. Par ailleurs, l’usage des participes présents fait qu’une phrase parfaitement naturelle en anglais paraît bizarre et forcée en français. Je sais par expérience qu’ils seront rejetés à l’étape de la révision, ainsi que le « À cette époque »; on vous demandera de refaire la phrase ou, pire, on le refera à votre place. Et de fait, cette phrase manque à la fois de clarté et de relief; elle est terne, elle n’a pas la verve de l’original.

 

Notez que je ne défends en rien une version moderne des belles infidèles ; on ne peut tout changer au nom du « génie de la langue française ». Seulement, on est ici devant une difficulté particulière du style de Richler. Ses phrases ressemblent à des boîtes remplies à craquer, dont le contenu menace toujours de déborder, mais conserve de justesse un équilibre savant : noms, lieux, moments passés et présents, compléments circonstanciels de tous genres. Des phrases de journaliste, pourrait-on dire, très who-what-when-where-how-and-sometimes-why, amalgame d’éléments empilés les uns sur les autres comme une tour sur le point de s’effondrer mais qui tient toujours. Pour reproduire tous les éléments dans une phrase française, on doit parfois les agencer autrement, refaire l’équilibre. Si on y manque, on créera l’impression d’une bizarrerie syntaxique qui n’existe pas dans l’anglais, et on faussera cruellement la voix de l’auteur. Dans de tels cas, ne pas changer, c’est en fait dénaturer.

 

Voici donc une version qui paraît logique—et, surtout, plus richlérienne—en français :

 

In those days, of course, Izzy no longer drove his battered Ford V-8 down St. Urbain, chasing after the ice-truck, peddling refrigerators.

Elle était révolue depuis longtemps, bien sûr, l’époque où Izzy vendait ses réfrigérateurs en poursuivant, au volant de sa vieille Ford V-8, le camion qui livrait la glace rue Saint-Urbain.

 

Voyons comment nous avons abouti à ce résultat. « In those days » (on imagine l’accent tonique sur those) dit, plus clairement que « À cette époque » ou même « À cette époque-là », que l’époque en question est très différente à la fois du présent et d’un passé plus ancien encore. La tournure du début de la phrase française, légèrement plus emphatique que dans l’original, mais tout de même près de la langue parlée (« Elle était . . . l’époque »), est très courante en français, tout comme la formule anglaise est commune et idiomatique, et elle rend par un autre moyen stylistique l’idée d’opposition entre différents moments de l’action. En plus, j’ai l’impression qu’une tournure affirmative (« vendait des réfrigérateurs » au lieu de « ne faisait plus » cette action) exprime mieux le mouvement dynamique de l’original.

 

Deuxième changement, l’ordre des éléments a été remanié. Certains y verraient un péché mortel (« la phrase doit forcément finir avec les réfrigérateurs, comme en anglais »), mais les diktats de ce type ne peuvent avoir valeur d’absolu : plus la phrase est courte et simple, plus on sera porté à la garder telle quelle puisque la structure de base (sujet-verbe-complément) ne varie pas entre les deux langues; plus la phrase est longue, complexe et chargée, plus il est probable que des changements s’imposeront. Ici (mais c’est loin d’être le cas pour l’ensemble de la traduction; nous « foisonnons » très peu, en fait), la traduction est plus longue que l’original (31 mots contre 22), mais à peine plus longue que la version littérale (29 mots). Le rallongement est surtout dû aux étoffements obligatoires dont j’ai parlé (« au volant de » pour « drove », « camion qui livrait la glace » pour « ici-truck ») et qui marquent une différence entre l’anglais et le français. Dans le cas de « Elle était révolue depuis longtemps, l’époque où Izzy…» pour « In those days, Izzy… », j’ose affirmer que la tournure, bien que plus longue, est plus claire, plus naturelle et plus idiomatique en français que le calque « À cette époque, Izzy ne conduisait plus . . . »

 

À mon avis, la traduction proposée précise, sans trop la forcer, la logique d’Izzy : vendre aux ménagères un réfrigérateur à 2,00 $ par semaine alors qu’elles donnaient 1,80 $ pour la glace (prendre de vitesse, donc, le camion qu’il suit, et qui disparaîtra alors qu’Izzy triomphera). Du point de vue lexical, « vendait » est plus neutre que « peddling », mais on ne pouvait utiliser « colporter », qui s’applique aux objets qu’on peut transporter avec soi; on aurait pu dire « vendre à tempérament », mais la suite du texte le montre et de toute façon, la phrase est déjà assez chargée. Le rythme de cette phrase n’est pas celui de l’original; en revanche, elle est bien rythmée, elle coule naturellement et, comme la phrase anglaise, elle fait image. Il est vrai que la chute est différente : on finit avec la mention de la rue et non celle des réfrigérateurs. Que la phrase française se termine ainsi sert tout de même le propos de l’auteur, pour qui la « rue Saint-Urbain » (tellement emblématique pour Richler qu’il a intitulé un de ses livres The Street en son honneur) est le centre de l’univers, le symbole de sa vie vraie et recréée dans la fiction, le point de départ de tout trajet et l’objet d’un retour attendri qui s’effectue dans et par l’écriture. La traduction répond donc au projet d’ensemble de l’auteur, réitéré à chaque ligne du roman, tout en reproduisant le mouvement fluide entre passé et présent qui le définit, comme le dit le titre original du roman d’où la phrase est tirée : Joshua Then and Now.

 

Et voilà pourquoi il ne suffit pas de coller de près à la phrase anglaise (ordre des mots, usage des gérondifs) pour faire une bonne traduction. Celle que je propose me semble beaucoup plus près de la phrase anglaise et de ce qu’elle évoque qu’une version plus littérale. Bien sûr, là où on peut « coller », on colle; mais parfois, il faut s’éloigner un peu, voire considérablement, pour se tenir au plus près : toute la difficulté de l’affaire, toute la beauté de l’affaire consiste à savoir quand et comment. On pourrait sûrement faire encore mieux : on aurait pu dire par exemple « de sa Ford V-8 toute cabossée », mais on a remplacé par « vieille » au dernier moment parce que ce mot, bien que moins coloré que « battered », donne à la phrase un meilleur rythme. Je regrette un peu les mots « toute cabossée », mais je comprends aussi pourquoi nous les avons enlevés.

 

Cet exemple et bien d’autres le montrent, dès qu’on ne traduit pas mot à mot, on « remanie », on va ailleurs. Forcément et, en général, heureusement. On peut aller trop loin, mais ne pas aller assez loin, c’est en fait aller dans une mauvaise direction : celle d’un texte traduit qui est un simple calque ou qui rate les effets que réussit l’original. L’important, c’est de saisir la musique d’un texte pour la rejouer du mieux possible sur cet autre instrument qu’est la nouvelle langue. Ce qui distingue Richler, c’est moins l’ordre dans lequel il présente ses éléments que le naturel avec lequel il les enchaîne, la rapidité de ses phrases, l’image qui surgit : dans ce cas, le trajet le long de la rue Saint-Urbain, le voyage à la fois concret et métaphorique. Tout cela, j’espère, je crois que nous l’avons capté.

 

Je ne donne pas cette traduction comme définitive ou parfaite; j’hésite encore quand je la regarde; elle a sans doute des défauts. Une autre traductrice aurait produit une version différente, meilleure, moins bonne ou aussi bonne, tout dépend des critères et des goûts. Nous-mêmes, à un autre moment de notre vie, aurions fait autrement. J’ai simplement voulu restituer quelques étapes d’un parcours, montrer les questionnements, les doutes, la réflexion et toute l’amoureuse attention qui entre dans la traduction d’une seule petite phrase.

 

Notes
  1. For an English translation of this essay, see https://canlit.ca/article/one-sentence-one-world-translating-mordecai-richler/.
  2. Solomon Gursky et Joshua, 2015; L’Apprentissage de Duddy Kravitz et Le Cavalier de Saint-Urbain, 2016; Le Monde selon Barney, 2017. Ces traductions sont publiés à Montréal chez Boréal. Solomon Gursky, L’Apprentissage de Duddy Kravitz, Le Cavalier de Saint-Urbain et Le Monde selon Barney sont également publiés en France par les Éditions du Sous-sol. La traduction de Son of a Smaller Hero, intitulé Fils d’un tout petit héros, est la dernière à paraître (2022).


This originally appeared in Canadian Literature 248 (2022): 143-148.

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