Guyana. Leméac Editeur Inc.
Montre?al, visiblement a? l’e?poque actuelle. Ana emme?ne de temps en temps son fils, Philippe, petit garc?on qui se remet difficilement de la disparition de son pe?re, Rudi, chez une jeune coiffeuse, Kimi. L’enfant se sent tre?s bien en contact avec cette guyanaise au cœur simple et pleine de sagesse. Un jour, cependant, on apprend qu’elle s’est suicide?e. Ana entame une enque?te, soupc?onnant a? juste titre que le salon Joli Coif ou? officiait Kimi n’e?tait qu’une couverture pour le trafic de drogues auquel s’adonnait Winston, le pre?sume? fiance? de la jeune guyanaise. On n’est toutefois pas dans un polar classique, me?me si les crimes pre?sents, passe?s, ve?cus et connus a? travers les me?dias envahissent de partout Ana, elle-me?me victime d’un viol brutal en 1978, commis presque simultane?ment au massacre de la secte de Jim Jones a? Jonestown, au Guyana : 913 adeptes retrouve?s morts le 18 novembre 1978. L’histoire d’Ana et celle de Kimi se re?pondent ainsi en e?cho, celles de femmes violente?es, avec, pour toile de fond, le meurtre collectif de Jonestown, que son instigateur, le fondateur de la secte, voulait faire passer pour un suicide. Le Guyana serait donc un pays emble?matique du mal, du racisme, de la violence politique, mais aussi et surtout du mal inflige? aux femmes qui sont en dernier ressort les cibles favorites et en quelque sorte naturelles de chaque type de violence. Mais Montre?al elle-me?me n’est-elle pas la sce?ne d’actes d’une brutalite? atroce, me?me s’ils sont beaucoup moins fre?quents qu’au Guyana? E?videmment, lorsqu’on cherche la filie?re « tiers-mondiste » du mal qui a tue? Kimi, on remonte facilement a? ses compatriotes installe?s dans la me?tropole que?be?coise, mais ce qu’Ana a connu, c’est un garc?on tout a? fait blanc et tout a? fait « civilise? », Sheldon Clark, qui le lui a inflige?. Un soir qu’ils e?taient seuls dans un parc, Sheldon, ce garc?on myste?rieux entoure? d’une aura romantique de barde, qui jouait si bien de la guitare, lui « a casse? un bras quand [elle a] voulu l’empe?cher d’enlever [s]es souliers, puis [s]es jeans ». Sorti de prison, le me?me Sheldon ro?de autour d’Ana qui « avai[t] presque re?ussi a? re?inventer [le bonheur] avec Rudi et Philippe ». Ensuite, il disparai?t miraculeusement. On devine que c’est Rudi qui s’est charge? de le supprimer, avant d’e?tre lui-me?me, quelques anne?es plus tard, emporte? par une leuce?mie. De?sormais, Ana et Philippe doivent affronter un deuil qu’ils partagent tout en essayant de cacher l’un a? l’autre leur incapacite? de s’en remettre. C’est un peu tout cela qui explique pourquoi Ana (dont la me?re e?tait d’origine polonaise : information gratuite ou piste menant a? l’enfer de l’histoire polonaise, heureusement coupe?e a? temps?) entreprend son enque?te. Car si l’on vit tous a? l’ombre du mal, comme ne cesse de nous le rappeler E?lise Turcotte, chaque fois que c’est possible il faut le combattre, ne pas permettre qu’il demeure impuni. Chaque fois que c’est possible, car si on peut (et doit) s’improviser justicier ille?gal et clandestin, comme Rudi qui de?barrasse la surface du globe d’une crapule visiblement incurable, on ne peut rien contre une leuce?mie ni contre un mal a? grande e?chelle, comme le meurtre a? Jonestown. Cette dernie?re trage?die nous met sur une autre piste : celle d’un besoin d’amour et de confiance dont abusent les me?chants. Finalement, aussi bien les adeptes de Jones ont de leur propre gre? rejoint les rangs de la secte dirige?e par un fou qu’Ana est venue, confiante, vers Sheldon, apprendre a? jouer de la guitare et sans doute attire?e par son charme myste?rieux qui s’ave?re male?fique. Comment vivre a? l’ombre du mal, avec la conscience du mal qu’on a subi? Comment se remettre d’un deuil qui a scinde? notre vie en un avant rempli de bonheur et d’espoir, et en un apre?s, quand on continue a? vivre avec la conscience que le mal existe et qu’il peut ressurgir a? tout moment? Comment se pre?munir contre le mal qui est dans certains hommes, quand l’aspiration au bonheur consiste a? s’ouvrir aux autres, a? leur faire confiance? Telles semblent e?tre les questions que pose E?lise Turcotte dans son re?cent roman. Celui-ci fait d’ailleurs e?cho a? ce qui la pre?occupe aussi dans son dernier recueil de poe?mes, Ce qu’elle voit, dans lequel elle entonne un chant fune?bre en souvenir de nombreuses jeunes femmes victimes de Ciudad Juarez. Blaise Pascal dit que par toutes sortes de divertissements l’homme cherche a? oublier qu’il est mortel, mais Pascal postule qu’on oublie le divertissement pour se tourner vers Dieu. E?lise Turcotte ne propose pas le recours facile a? la consolation divine. Me?me si elle parle surtout de femmes, avec son extre?me sensibilite? au mal, elle nous tire de notre anesthe?sie quotidienne pour nous faire affronter notre condition humaine, qu’elle sait extraire de la plus pacifique quotidiennete? d’une socie?te? repue et hautement civilise?e, tout en de?fendant le droit de vivre comme si le mal n’existait pas. Art difficile que seule peut-e?tre une femme peut re?ussir, consciente de sa vulne?rabilite? qui fait d’elle la victime expose?e a? chaque violence, mais aussi consciente qu’elle est source et gardienne de la vie, la bougie que toute brise peut e?teindre mais qui, tant qu’elle brille, ne cesse d’e?clairer les te?ne?bres.