La voix et l’os: Imaginaire de l’ascèse chez Saint-Denys Garneau et Samuel Beckett . PUM
Publié en 2010, ce premier ouvrage de Frédérique Bernier relève avec brio le double défi méthodologique de faire se rencontrer des œuvres littéraires renvoyant d’une part à des contextes culturels forts distincts, et d’autre part à des traditions de lectures absolument foisonnantes, donc étouffantes. Le livre entend illustrer que la proximité avec l’ascèse des œuvres de Hector de Saint-Denys Garneau et de Samuel Beckett est à l’origine de leur modernité esthétique tout à fait originale. L’angle choisi par Bernier, fort habile, consiste non pas à chasser les idées reçues sur les deux auteurs, plutôt à les prendre à revers. L’œuvre de Saint-Denys Garneau s’est peu à peu muée, au gré des travaux universitaires dans les décennies récentes au Québec, en symbole d’une littérarité radicale minée par l’inaccomplissement de la figure du poète pris au carcan du catholicisme d’avant-guerre. Celle de Beckett oscille entre l’affranchissement salutaire face à un Joyce qui menaçait d’incorporer les lettres irlandaises à lui seul, et le lieu commun d’un minimalisme scriptural sans autre référent que le langage même. Bernier, dans un travail de documentation exemplaire et nuancé, retrace ces calcifications critiques puis les met à l’écart. Le trait distinctif de son livre consiste en une réhabilitation de la pensée chrétienne en tant qu’outil de lecture dont les rapports souvent mésestimés avec la philosophie continentale servent ici à poser d’une manière neuve les questions du dénuement, de la pauvreté, de l’engendrement, et partant, d’une persistance malgré tout de la subjectivité chez les deux auteurs.
La perspective de Bernier s’étend bien au-delà d’un comparatisme simple. Prenant appui au départ sur le concept de « littérature mineure » proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, et plus loin sur Fichte, elle cherche à montrer que les ponts interculturels, s’ils sont envisageables entre le Québécois et l’Irlandais, ne le sont qu’à partir du moment où l’interrogation sur la culture refuse de céder à une « logique d’accumulation et d’appropriation », choisissant plutôt de gratter l’os sous les significations, c’est-à-dire les moments où les textes « s’avancent au bord de leur impossibilité ». Cette démarche, menée à travers des analyses détaillées, met finalement au jour un lieu conceptuel où les deux œuvres se rencontrent en ce qu’elles font voir un « religieux et [un] moderne qui cessent de s’opposer. » Aboutissement loin d’être négligeable en regard de deux auteurs au nom desquels on aura sans cesse, ailleurs, cherché à opposer élan moderne et spiritualité. Face à ce livre très maîtrisé, on aura donc en définitive que peu de réserve, si ce n’est le refus étrange d’affronter la dimension humoristique de Beckett (Bernier « prend au sérieux le scrupule dans [ses] boutades »), et une propension intermittente à vouloir se tenir trop obstinément dans l’ouvert, au point de faire tourner l’ensemble en une défense et illustration de la littérature comme pure irréductibilité à toute entreprise critique. Mais cela n’est déplorable que dans la mesure où le talent justement critique de Frédérique Bernier est grand; et son livre, en définitive, très réussi.