Michel Nareau, ACQL Barbara Godard Prize Recipient (2009)

La nation à l’épreuve d’un récit métis: Ouvrir le Québec par le biais hispano-américain dans l’œuvre de Francine Noël

Elle [Maryse] ira vers l’Amérique latine après en avoir rêvé.… [l]’Amérique latine l’a toujours attirée, c’est une terre d’espoir. (Francine Noël, Myriam 439)

Dans une entrevue accordée pour le numéro que lui consacrait Voix et Images en 1993, Francine Noël évoquait la place que prenait la langue espagnole dans sa vie et dans son œuvre, en décalage entre le français et l’anglais :

Pour les francophones montréalais, un dédoublement systématique; deux langages : celui de l’intimité et celui qu’on utilise pour se faire comprendre de son propriétaire … Alors, j’ai bucké. L’ouverture doit être réciproque, autrement s’installe un rapport de domination … J’ai donc fait un transfert—symbolique, comme tous les transferts—vers l’espagnol. C’est un désir d’ouverture, une compensation d’abord émotive; j’ai un fils à moitié espagnol. Mais ce choix correspond aussi à une réalité géopolitique : l’Amérique, en dehors des états-Unis et du Canada, c’est une masse de Latinos. (Pelletier et Saint-Martin 232)

Cette citation laisse entrevoir à la fois la question du nationalisme, de ses enjeux linguistiques, où deux langues, la française et l’anglaise, sont opposées dans une situation d’inégalité, mais aussi l’avènement d’un tiers inclus (Nepveu 73) délibérément choisi qui détourne le clivage initial en faisant paraître ce que Zilá Bernd a nommé « la recherche d’une troisième rive » (409). De même, le recours à l’espagnol est pensé dans un contexte politique interaméricain. Une telle idée est réitérée dans l’entretien lorsque Noël souligne l’importance des écrivains hispano-américains, dont Isabel Allende, Gabriel Garcia Márquez, Luis Sepúlveda, et Antonio Skarmeta (Pelletier et Saint-Martin 229, 234, 238), pour son style, la structure de ses textes inspirée du réalisme magique et lorsqu’elle signale la valeur de La Malinche, la passeuse culturelle inaugurale des Amériques1.

Cet extrait le montre, et son œuvre mettra en lumière une telle conception des rapports interculturels, l’Amérique latine est investie d’une capacité utopique à faire advenir l’Autre et à intégrer à des trames culturelles trop univoques un « désir métis2 » de même qu’une mémoire de la bâtardise (Saint-Martin 310-314) qui sont revendiqués par de nombreux protagonistes de ses romans comme des stratégies discursives de résistance à l’uniformisation par les cultures dominantes. C’est dans un tel contexte que le recours aux références latino-américaines dans la tétralogie3 amorcée avec Maryse en 1983, et qui trouve son aboutissement au quatrième tome avec J’ai l’angoisse légère (2008), laisse entrevoir un travail d’ouverture de la province à une réalité de plus en plus hétérogène. Ce cycle littéraire, qui couvre vingt-cinq années d’écriture et pas loin de quarante années d’intrigues, part de la réalité culturelle québécoise, des angoisses et projets de quelques personnages de l’intelligentsia locale, pour en arriver à concevoir, au final, une utopie métisse, qui s’affirme sur le plan politique dans un Sommet de la fraternité et sur le plan littéraire dans les projets d’écriture des personnages de Maryse et de François. Les quêtes identitaires mises en scène sortent ainsi de la dichotomie usuelle au Québec entre les francophones et les anglophones, pour mieux instaurer le biais d’un tiers inclus, le monde hispano-américain, qui pointe de toutes sortes de façons dans les récits, et de manière de plus en plus prononcée à mesure que les protagonistes prennent la mesure de leurs références.

Dans cet article, j’étudierai à la fois la progression de ce référent hispano-américain—afin de montrer que son insertion s’effectue lorsque le cadre québécois (et national) est établi—, l’usage qui en est fait en tant que découverte de l’altérité, solidarité avec des communautés migrantes, recours à l’ailleurs, exemple de métissage et avènement d’un plurilinguisme grâce à l’espagnol. Ce faisant, l’apport latino-américain est envisagé dans une optique des transferts culturels (Espagne 4-8) qui dégage les motifs et les remises en contexte des emprunts étrangers en vue de transformer la culture d’accueil. La représentation composite du Québec qui se révèle par ce travail interdiscursif et référentiel fait alors une large place à une utopie métisse de la nation, qui prend comme modèle des figures des Amériques qui s’intègrent à une trame mémorielle et narrative québécoise.

Dès son premier roman, Francine Noël a recours à divers référents latino-américains dont la portée symbolique est fort significative : en effet, Maryse s’ouvre sur une scène dans un café espagnol, La luna de papel, dont l’un des serveurs, Manolo, acquerra une importance majeure à mesure que l’action progressera, en devenant l’amant exotique de Maryse O’Sullivan. En outre, le roman évoque le parcours de réfugiés chiliens accueillis à Montréal après le coup d’état de Pinochet, et qui seront perçus comme des vedettes de la lutte mondiale par les jeunes universitaires de gauche qui frayent autour de la tribu4 montréalaise. Bien que la référence latino-américaine prenne tout son sens surtout à partir du deuxième roman de La Saga, on aurait tort de ne pas analyser sous le même angle Maryse, qui a aussi son importance car il inaugure ce cycle romanesque. En effet, d’une part, ce roman met en place le contexte énonciatif des aventures de la tribu amicale qui constitue le noyau de tous les romans à venir, d’autre part, il instaure d’emblée une réflexion sur le nationalisme québécois, qui sera ensuite reformulée par l’insertion du récit latino-américain, donné comme métis et résistant.

Le premier roman de Noël met en scène le lent affranchissement de la protagoniste éponyme, libération tant culturelle que féministe. Campé dans le milieu universitaire dont est dépeint le caractère factice, le récit est une charge ludique contre les modes intellectuelles rapidement consommées des années 1970. C’est donc dire que le roman enfile les références, les allusions intertextuelles, les pastiches, le name dropping sur un mode caricatural, de telle manière que se constituent dans le texte divers pôles référentiels qui répondent à des enjeux discursifs et identitaires spécifiques. Chacun d’eux est en effet voué à faire apparaître l’autonomie progressive des personnages principaux et leur résistance aux poncifs culturels hérités de la conjoncture québécoise. La narration organise autour de ces références un parcours d’auto-détermination culturelle qui module le Québec, à une époque marquée par une prise en charge politique de l’idée de nation. Si la France, par sa littérature et ses penseurs, est rabrouée à de multiples reprises (voir les personnages de Télémaque Surprenant et d’André Breton, professeurs obnubilés par la grandeur obsolète française), la littérature québécoise demeure associée à certains stéréotypes qui la renvoient à la tradition du terroir (Ringuet, Félix-Antoine Savard, Louis Hémon5). La culture populaire, quant à elle, provient des états-Unis, de l’univers anglo-saxon, par le cinéma, la musique et la télévision.

Véritable chronique sociale, construite autour de personnages récurrents et de tableaux épars, le roman couvre six années dans la vie de Maryse O’Sullivan, née Mary d’un père irlandais alcoolique et d’une mère canadienne-française exténuée, mais qui renie les héritages problématiques de ses parents pour embrasser les rêves de la classe intellectuelle francophone. Maryse est donc un personnage métis, clivé, ayant à l’occasion honte de ses origines ouvrières, pauvres et mélangées, qui s’efforce de trouver sa place dans un monde en transformation, marqué principalement par les questions identitaires et féministes. Maryse vit de l’intérieur les mutations consécutives à la Révolution tranquille, mais elle ne le fait pas, à l’encontre de son amoureux Michel Paradis, sur le mode abstrait, mais à partir de sa posture subjective, qui lui donne un accès tangible aux manifestations culturelles et sociales6. Elle appartient depuis peu à la culture lettrée, et ces années d’apprentissage universitaire, décrites avec une suave ironie et un goût féroce de la caricature, lui permettent surtout de trouver sa parole, grâce à l’écriture. Il s’agit donc d’un récit d’accession à l’écriture au féminin afin d’inscrire une mémoire des femmes dans le récit commun. Dans ce contexte, ses amitiés avec Marité Grand’Maison, avocate, avec Marie-Lyre Flouée (MLF), comédienne flyée, et avec François Ladouceur, professeur et confident, lui servent de boussole pour comprendre un monde en transformation.

Ce sont les interactions entre ces personnages qui posent la question de la nation de manière concrète, alors que les amis de Michel, figures de proue des modes de gauche, conçoivent le nationalisme à partir de grilles obtuses. Tous les personnages semblent baigner d’une manière ou d’une autre dans l’effervescence nationaliste, participant à des ralliements partisans, s’inscrivant dans des partis politiques, publiant des lettres aux journaux pour soutenir la cause du français au sein de l’espace public, discutant dans les cafés pour défendre le projet québécois. Marité deviendra même une députée du Parti québécois, François sera membre du RIN (Maryse 29), assistera aux réunions du Mouvement Souveraineté Association (Maryse 43), et Marie-Lyre fera de la langue française du Québec son cheval de bataille (Maryse 136-138)7. La position de Maryse est néanmoins singulière. Bilingue, portée par deux identités qui se confrontent, l’irlandaise anglophone et la canadienne-française, Maryse choisit le milieu francophone, mais ne parvient pas à endosser tous les a priori partagés par ses amis : « ils [Maryse et François] avaient parlé du goût du pouvoir, du séparatisme et de ses origines à elle; moitié irlandaise, moitié canadienne-française, elle s’était rangée du côté français à cause de son séjour au couvent, mais, pour elle, la position séparatiste n’était ni évidente, ni claire, ni simple. » (M 43) Si sa position est ambiguë, ses relations et certains gestes posés laissent néanmoins entrevoir une adhésion au mouvement de résistance nationaliste : elle assiste par exemple en compagnie de Marie-Lyre et de François à une assemblée de soutien au FLQ lors de la crise d’Octobre (Maryse 147).

Dans ce contexte d’affirmation culturelle québécoise, la référence latino-américaine semble de prime abord glissée sous le tapis. Le français et l’anglais étant dressés l’un contre l’autre—ce que le déni langagier de Maryse incarne—la cohabitation s’avère impossible. Choisir un camp revient à abandonner l’autre : la position intermédiaire est inconfortable, bien que Maryse revienne fréquemment sur ses souvenirs d’enfance avec son père, comme si l’héritage irlandais devait refaire surface et s’intégrer à sa nouvelle communauté d’appartenance. Pourtant, dès ce roman, une référence hispanique8 s’élabore, autour de Manolo qui est l’Autre auquel s’identifie Maryse, le choisissant comme amant en raison de son métissage culturel (Maryse 317), même si la distance est maintenue entre eux. Aussi, François se passionne pour l’apprentissage de l’espagnol (Maryse 163), engouement qui menace l’écriture de sa thèse. Un tel intérêt survient dans la diégèse à la suite de la crise d’Octobre : l’interrogatoire de Maryse et les perquisitions chez Elvire et François ne débouchent pas sur une radicalisation du projet politique national, mais bien sur un transfert vers l’espagnol, manière de ne pas sombrer dans l’exclusion et le ressentiment. Ce savoir se traduira ensuite d’une part par une capacité à nouer des liens avec Manolo (Maryse 210) à partir de sa langue maternelle, et d’autre part, à s’initier à la littérature latino-américaine qui incarne l’imaginaire compensateur des fixations mortifères de François (Maryse, 442). Sont alors convoquées par ce dernier des œuvres littéraires canoniques du monde latino-américain, surtout de la période récente dite du boom, tant en espagnol (Gabriel Garcia Márquez, Mario Vargas Llosa, Julio Cortázar) qu’en portugais (Jorge Amado), ce qui laisse voir une réelle connaissance de ce corpus alors contemporain. La langue espagnole, qui perce timidement la narration, créant un effet de plurilinguisme, permet une ouverture à l’Autre, et surtout une compréhension du Québec hors du discours de la survivance du fait français dans une mer d’anglophones. C’est cette fonction utopique attribuée à l’espagnol qui explique en partie l’engouement provoqué par l’arrivée d’exilés politiques chiliens à Montréal, qui ne sont que le symbole d’une résistance (Maryse 368-369). Dans Maryse, le rôle de l’Amérique latine n’est pas central, il n’est qu’un contrepoint fantasmé d’une réalité référentielle qui s’appuie sur le nationalisme alors en vogue pour discriminer entre les apports états-uniens, français, irlandais, canadiens-français, afin de faire advenir une autonomie culturelle québécoise, qui serait néanmoins apte à puiser à toutes ses sources. Toutefois, ce travail d’autonomisation se fait sur un mode conflictuel, lors des luttes entre intellectuels et des crises privées entre Maryse et Michel. L’avènement d’une soupape comme le référent latino-américain soulignera, dès le deuxième tome, le caractère utopique du récit métis, à même de chambouler les cloisonnements identitaires perçus dans Maryse.

L’action de Myriam première est plus ramassée que dans le roman précédant : les amies Maryse, Marie-Lyre et Marité, vivent près l’une de l’autre, se voient souvent et travaillent ensemble. Délaissant en partie l’université, le roman s’intéresse davantage au « beau milieu », le théâtre, lieu de la parodie dans le roman. Les événements se déroulent sur un peu plus d’un mois en 1983, avec comme plaque tournante le jardin de François et de Marité qui aimante la tribu. Il s’agit d’un roman des filiations où sont privilégiées les fratries matrilinéaires, la narration d’une résistance au féminin permettant d’un seul mouvement de faire valoir un univers de résistance et d’affranchissement des femmes, de signaler la dimension hybride du Québec, portée par des héritages irlandais, campagnards, urbains, et d’ouvrir à l’ailleurs les solidarités établies par ces récits. C’est ainsi que le Nicaragua se voit associer au Québec, par les récits que Maryse transmet à Gabriel et à Myriam, les enfants de Marité, par les projets romanesques de Maryse, qui rêve d’écrire une œuvre épistolaire qui unirait Managua et Montréal grâce à la vision télescopée de deux prostituées, et par l’introduction du personnage de Laurent, le nouvel amoureux de Maryse travaillant dans « les pays du bas de la carte » (Myriam 180).

Dans Myriam première, les références à l’Amérique latine se font donc de plus en plus nombreuses. Non seulement la région intéresse-t-elle les protagonistes, plus particulièrement le Nicaragua, aux prises avec une guerre civile qui suscite l’intérêt de Maryse, de Laurent et de Gabriel, qui prennent parti pour les Sandinistes, mais la langue espagnole perce le récit, les allusions aux œuvres et aux productions culturelles latino-américaines abondent. De fait, la structure du roman prend appui sur le réalisme merveilleux latino-américain, mis en évidence entre autres par Garcia Márquez, par la manière dont l’onirique, le baroque, le fantastique se mêlent aux éléments plus réalistes et à ceux marqués par la parodie. Le bar Le diable vert devient dans ce contexte l’espace le plus évocateur et rassembleur de ce réel merveilleux partagé par les personnages de la tribu, puisqu’il permet de se confronter à ses rêves et à ses cauchemars, à ses projections et à ses désirs, sans qu’interviennent les contingences spatio-temporelles. Ce lieu n’est accessible qu’aux personnages ouverts à de telles réalités merveilleuses, agissant alors comme un espace prescriptif susceptible de donner un sens nouveau à la tribu, puisque ses membres ont accès pour la plupart à ce Graal de la différence assumée.

Chaque journée décrite dans le roman est encadrée par un exergue et le premier est tiré d’un récit de l’écrivain uruguayen Hector Bianciotti (Myriam, 10), alors que le dernier renvoie à un texte de Delia Munez Febrero (l’écrivaine que voulait traduire Amélia Malaise dans Babel prise deux). C’est donc dire que le roman est encadré par deux écrivains latino-américains, qui donnent une dimension continentale au récit, en le sortant en quelque sorte de l’épuisement post-référendaire dans lequel baigne le milieu intellectuel montréalais. Cet effet d’un ailleurs ressourçant est présent aussi dans le fantasme qu’est l’Amérique centrale en mutation : grâce aux discussions, aux récits et aux témoignages de Laurent ayant déjà connu la région, aux reportages journalistiques et télévisuels, Gabriel et Maryse en viennent à se construire un espace utopique de lutte et de résistance, qui a pour modèle le Nicaragua révolutionnaire9 et les guérilleros salvadoriens10.

L’Amérique latine travaille donc le texte dans sa forme, sa structure, ses référents (Mères de la place de Mai, musique populaire—tango, bandonéon, chants chiliens—, actualités politiques, Mafalda, comptine pour endormir les enfants—la Maja desnuda). La langue espagnole est aussi employée de plus en plus fréquemment. Le Sud devient un refuge, un espace rêvé, un espoir intense de renouveau, qui passe selon Maryse par la procréation (elle découvre qu’elle est enceinte au moment du départ pour le Nicaragua, scène qui constitue l’excipit du roman) et la création romanesque. Il convient néanmoins de noter que ce fantasme latino-américain, ouvert à une réalité de métissage et d’hybridation des pratiques, se joue entre Québécois dits « de souche ». En effet, la réalité migrante latino-américaine est laissée de côté dans le roman, toutes les scènes évoquant les exils et les départs, les contacts difficiles avec la société d’accueil concernent la communauté irlandaise, taisant du coup la situation nouvelle provoquée par les vagues migratoires en provenance d’Amérique centrale et du Cône sud. Laurent, le nouveau compagnon de Maryse, acquiert, dans ce contexte, le statut de passeur culturel ; il est bien celui qui transmet la culture latino-américaine par le biais de son urgence révolutionnaire. Il trouve une oreille attentive, non seulement chez Maryse, qui accepte de le suivre à la fin du roman au Nicaragua, mais aussi chez Gabriel, qui se passionne pour la langue et la région, et chez François, qui est un interlocuteur apprécié, connaisseur de l’idiome hispanique et de la culture cinématographique, musicale et littéraire du sous-continent.

L’ensemble des référents évoqués plaide pour une lecture tronquée de l’Amérique latine, où les productions culturelles et les faits sociaux dignes d’intérêt pour les Québécois sont ceux qui pallient à leur monde désenchanté11, post-référendaire. Ce sont les artistes bafoués par les pouvoirs dictatoriaux qui plaisent (Victor Jara, Carmen Bueno, Myriam 44), les écrivains capables d’illustrer la magie du réel et les imaginaires composites, les opposants déclarés et transformés en martyrs de la lutte comme Monseigneur Romero, (Myriam 177), les battantes entêtées comme les Mères de la place de Mai (Myriam 128, 245). L’Amérique latine personnifie donc ce que le Québec ne parvient pas à réaliser : elle symbolise une terre de lutte, de syncrétisme culturel, de métissage des influences diverses, comme le montrent le tango, le bandonéon, la vision si originale de Mafalda et les écrivains latino-américains cités. Néanmoins, au-delà de cette vision extérieure et exotique12 de l’Amérique latine, perce dans le récit le constat d’une violence couvrant la région, de conflits indiquant que le désir métis accolé à ces pays est là-bas aussi difficile à imposer qu’ici. Cet élément a pour conséquence d’établir des liens entre les deux aires culturelles, relations basées sur une reconnaissance des « histoires marginales »13 oubliées, histoires toujours équivoques, toujours fondées sur des clivages et des identités multiples. L’Amérique latine devient un projet québécois, une extension des récits montréalais migrants narrés par Maryse et qui concernent les lignées matrilinéaires de ses amies. Le désir de création de Maryse, qui finit par prendre le détour latino-américain par la juxtaposition de Managua à la matrice montréalaise, laisse voir une volonté manifeste d’intégrer les deux cultures, de les faire dialoguer. Il faudra toutefois attendre le roman suivant pour que ce dialogue intègre des voix latino-américaines, que des sujets dits subalternes, selon l’expression de Gayatri Chakravorty Spivak (271), acquièrent la parole et agissent sur la trame narrative.

Le troisième tome de La Saga, La conjuration des bâtards, se déroule presque entièrement à Mexico, où a lieu le Sommet de la fraternité, organisé en partie par Laurent, qui vit avec Maryse dans cette ville. Les Québécois s’y rendent en grand nombre et la tribu est rassemblée autour de cet événement politique et culturel qui cherche à refonder le monde en une semaine, allusion à la fois au mythe biblique de la Genèse14 et aux nombreux discours utopiques qui ont perçu les Amériques comme le lieu du recommencement et de la régénération (Nouveau Monde, le puritanisme, Terre promise15, etc.). Le Sommet fonctionne dans l’économie narrative à la fois comme un prétexte, puisqu’il sort l’intrigue du Québec, en faisant converger à Mexico tous les personnages de La Saga happés par les questions contemporaines, et comme un lieu d’énonciation d’une utopie qui est celle d’un devenir métis, d’une reconnaissance de la bâtardise intrinsèque du monde :

Ignacio dit qu’il se considère comme un métis culturel à cause de sa double appartenance : il n’est pas seulement américain … En l’écoutant s’expliquer, Myriam comprend tout à coup ce qui rapproche ces gens. Ignacio est moitié Mexicain, moitié américain. Clara aussi est métissée, Lilith et Tristan ne savent pas qui est leur père, Mercedes a eu un enfant bâtard, Mariana est bâtarde et métisse, sa fille Elvira métisse, Bérénice est mulâtre et Cher Antoine, exilé … Et elle a le sentiment que c’est de leur marginalité qu’ils tirent leur force. (Conjuration 434)

Ainsi, à l’homogénéité voulue par le pouvoir mondial répond un projet collectif bigarré, contradictoire, plurivoque, qui mise sur le dialogue (ce que laisse deviner la multiplicité des contre-sommets et des zones vouées à l’affirmation individuelle durant le Sommet), l’hybridité, les influences composites et qui trouve dans des figures de résistance un modèle de contestation capable de lier les communautés et les individus. La conjuration (sous ses sens de complot, de mise en commun ou de parole cérémonielle) des bâtards du titre, c’est le désir métis récité et réitéré à plusieurs voix, dans de nombreuses langues, sous l’égide d’une double prédominance, celle du Québec, surreprésentée dans les débats et dans l’intrigue, et celle de l’Amérique latine, dont les référents percent partout. Il en résulte une mise au rancart de l’anglais, langue qui est vue comme un synonyme de l’uniformité mondiale et des iniquités qu’elle produit (Saint-Martin 319). La narration, de même que le manifeste final écrit par Monsieur Quan qu’elle porte, reconfigure la géopolitique des Amériques, en donnant un rôle central aux espaces usuellement périphériques du continent, espaces auxquels est d’emblée attribué un substrat métissé.

L’action du roman se déroulant à Mexico, il n’est pas étonnant de retrouver de multiples allusions à ce lieu : elles vont de la littérature (Octavio Paz, Fernando del Paso) à la peinture (Diego Rivera, Frida Khalo), en passant par les sites archéologiques aztèques, l’histoire nationale mexicaine, les grands héros de la patrie, le soulèvement zapatiste, le chamanisme, les hallucinations au peyolt, les coutumes comme la fête des morts. En somme, toutes les images centrales du pays, et d’autres plus singulières, sont retravaillées par la narration. Par contre, le biais latino-américain déborde largement ce seul pays : nombre de protagonistes proviennent du Pérou et ils ont souvent un lien avec le Québec, comme Cher Antoine, l’amant d’Elvire au nom francisé, Bérénice Nuuru, l’amie journaliste de Maryse, Québécoise vivant à Lima. Ce deuxième pôle participe comme le premier d’un métissage référentiel entre les cultures hispano-américaines et québécoises, les protagonistes passant d’une langue à l’autre, d’un contexte énonciatif à l’autre, selon les interlocuteurs. Les couples mixtes formés (avant et pendant le congrès) par ces rencontres laissent entrevoir un renouvellement hybride du monde, que les postures d’aubains et de déplacés d’Agnès, d’Alexis, de Clara, d’Orfelia, de Bérénice, de Tristan et des autres prolongent. Ces parcours croisés sont bidirectionnels : certains partent d’Amérique latine et aboutissent au Québec, d’autres font le chemin inverse. Pourtant, entre eux, se crée une complicité, un désir de communauté, qui trouve son prolongement dans les suites du Sommet. Il résulte de ce va-et-vient une pratique concrète du code-switching, une pluralité d’appartenances qui semblent bien cohabiter, à tout le moins faire œuvre d’utopie à formuler. Le pôle nicaraguayen est aussi réitéré, par la présence de Mercedes Rios, amie prostituée de Maryse. Celle-ci apparaît alors comme une force d’intégration culturelle, capable de lier ces individus, de leur fournir un lieu fédérateur, comme en font foi les multiples intrusions tolérées de son appartement.

Dans ce cadre composite et cosmopolite du Sommet, les Québécois sont bien acclimatés : ils maîtrisent plusieurs langues—le professeur Pavón allant jusqu’à souligner, ahuri, que « Putas ! Toutes ces Québécoises comprennent l’espagnol » (Conjuration 183)—, ils professent des utopies et une ouverture bien accueillies par les congressistes, ils rêvent et pratiquent le métissage culturel. Ils sont en quelque sorte le nouveau prototype de la cohabitation désirée à la suite de la rencontre : un vaste essaimage de réseaux, d’alliances, d’informalité et de références est proposé comme utopie à réaliser, en accroissant les identités et les appartenances possibles, afin de faire de ces apports multiples la richesse première d’un dialogue à refonder.

C’est pourquoi le biais latino-américain est ici central dans cette ouverture du Québec, puisqu’il permet de réinscrire autrement l’histoire nationale en recherchant une nouvelle trame composite, plus à même de décrire correctement le contexte américain ou continental du Québec, fait de solidarité et de rencontres. Les récits évoquant Louis Riel, Gabriel Dumont, Denis Fraser, puisés dans le travail littéraire de François (La Saga des survivants) et de Maryse (La Terre des Métis) et repris par les conteuses comme Myriam et Clara, disent un horizon métis à réhabiliter, et ce travail narratif et mémoriel québécois prend appui sur les modèles syncrétiques latino-américains comme Garcilaso de la Vega, véritable « figure emblématique du métissage de ce continent » (Conjuration 436), auquel un signataire du manifeste collectif s’identifie.

Si le texte est perforé de toutes parts par l’espagnol, si cette langue est présente dans les descriptions du narrateur hétérodiégétique et dans les expressions d’une bonne vingtaine de personnages, il convient de noter que sa présence obsédante nécessite un travail constant de traduction, qui s’effectue soit dans le texte, soit par des notes explicatives fournies par l’auteure. Si l’anglais dans les trois romans n’est pas traduit, donné comme lisible pour le lectorat québécois, l’espagnol conserve sa part d’étrangeté et le plurilinguisme qu’il impose dans le roman est retraduit (voire naturalisé) en français. Néanmoins, ces juxtapositions entre le français et l’espagnol participent d’un mouvement plus vaste de rabattement des réalités québécoise et latino-américaine l’une sur l’autre, chiasme qui se produit aussi dans les lieux, alors que le bar montréalais Le Diable Vert, inspiré par le réalisme magique des écrivains comme Alejo Carpentier, Garcia Márquez et Isabel Allende, trouve à se dilater dans l’espace chilango sous le nom hispanique d’El Diablo Verde, où la télévision en vient à rejoindre et lier les deux univers. Les figures historiques, les protagonistes du roman de Noël, les personnages des récits métis de François Ladouceur et de Maryse y circulent, dans un capharnaüm qui allie l’imaginaire, le passé, le fictif et le réel dans un même projet d’hybridation. C’est d’ailleurs dans ce lieu irréel, à l’écart du Sommet, que se réalisent le mieux les idées énoncées par les intellectuels invités au congrès. Le bar, dans son informalité même, dans sa double appartenance, dans sa fonction imaginaire et culturelle, actualise et concrétise, par les échanges entre les résistants du passé et la jeunesse d’aujourd’hui, entre les personnages historiques et fictifs (ceux de la narration et ceux créés par les protagonistes), entre les Québécois et les Mexicains, un récit métis continental auquel tous prêtent leur voix.

L’attentat qui survient à la fin du Sommet, et qui cause la mort de Maryse, a beau montrer qu’il existe des entraves violentes à ce projet métis utopique, il n’en demeure pas moins que la démarche d’ouverture à l’Autre est poursuivie et réaffirmée fortement, notamment par le manifeste final. Maryse est tuée certes, mais sa démarche d’ouverture à l’Autre est léguée à la tribu; sa mémoire est ainsi commémorée par les signataires du manifeste et ses histoires métisses sont reprises par les protagonistes de La Saga, ce qui fait en sorte que sa voix se multiplie dans celle des autres, acquérant de cette façon une autorité nouvelle. Cela transparaît d’autant plus dans J’ai l’angoisse légère, dans la mesure où François, en faisant l’exégèse des Carnets, part inédite de l’œuvre littéraire de Maryse, réitère la vision métissée de cette dernière et la transpose dans sa propre écriture, faisant des Amériques le théâtre d’une quête d’hybridité sans cesse rejouée malgré les défaites, les résistances et les reculs qui découlent de l’exigence d’une telle utopie.

L’Amérique latine, on le voit aisément à ces brefs exemples, répond dans le cycle à un besoin d’ouverture et de métissage, en servant de révélateur à un passé québécois lui aussi fondé sur la confrontation et l’imbrication de diverses cultures. Le biais latino-américain réactive ainsi une histoire de contacts et d’alliances, qui trouve dans la littérature et le conte oral—puisque les membres de la tribu s’approprient et retravaillent les œuvres de François et de Maryse, pour activer cette mémoire—une forme de reconnaissance de la diversité et une manière de transmettre cet héritage, ainsi exhaussé. Le dernier tome du cycle, J’ai l’angoisse légère, poursuit, malgré sa portée plus intimiste, le même travail, mais en recentrant l’action sur Montréal, qui apparaît comme une extension latino-américaine, lieu d’accueil et de réalisation du métissage. En effet, les personnages de La Saga participent d’un mouvement centrifuge, qui ne correspond pas à un déni de l’expérience antérieure latino-américaine, mais au contraire à une habitation renouvelée du Québec à partir d’un legs métis et continental. La référence latino-américaine n’est alors plus jugée étrangère, mais bien un élément constitutif du quotidien québécois des membres de la tribu. Cet apport banalisé et naturalisé de l’ailleurs et de l’autre se traduit dans ce roman, entre autres, par un réexamen des sports nationaux que sont le hockey (associé au Québec) et le soccer (rapporté à l’Amérique latine) sous l’angle d’une rencontre des cultures et des transferts culturels (en permutant les intérêts nationaux esquissés). Le sport, dans une telle lecture clivée à partir du postulat de pratiques nationales en déplacement, est alors un lieu fédératif où les protagonistes se rassemblent devant le téléviseur (qui reprend le rôle interculturel rassembleur qu’il avait aux bars Le Diable Vert/El Diablo Verde) pour rêver le monde, faire surgir leurs espoirs et leurs passions à partir d’une intimité qui communique et accueille l’Autre. L’intérêt de cette conclusion au cycle entrepris avec Maryse réside dans la capacité à poser dans ces gestes concrets, quotidiens, ludiques, les grands principes défendus par les protagonistes à la suite du Sommet sous une forme abstraite. En rejoignant le lieu d’origine de la Saga, les protagonistes prennent soin d’intégrer les leçons du legs métis latino-américain qui accorde une nouvelle dimension continentale à la nation québécoise16, elle-même lue dans le sillage des utopies métisses de Gabriel Dumont.

Le référent latino-américain, d’un roman à l’autre, bouge et remplit des fonctions plus ou moins importantes, mais à partir d’un jeu qui déplace les frontières mobiles et poreuses entre le soi et l’Autre, intégrant, à mesure que la suite prend forme, l’apport continental. D’une présence diffuse, et toujours associée à son appartenance étrangère, la référence est appropriée, intégrée à un parcours identitaire complexe réalisé par de nombreux protagonistes en fonction de leur intérêt propre. Il résulte de ce travail une ingestion partielle de l’Amérique latine (celle qui donne à voir ce projet d’Amérique métisse dont parlent Anne Remiche-Martynow et Graciela Schneier-Madanes [1992] à partir des positions de José Martí), qui cesse d’être un territoire symbolique étranger pour devenir au contraire un lieu d’accueil, un espace habité, un habitacle protecteur. Ce cheminement se fait dans les deux sens puisque le Québec occupe dans le tome final cette même fonction pour des immigrants latino-américains, principalement Cher Antoine. Ce mouvement en miroir des romans montre le caractère bidirectionnel des échanges mis en scène par Francine Noël de même que les logiques de sélection, de médiation et de réception qui concourent à réaliser les transferts culturels interaméricains. Si le biais latino-américain ouvre le territoire québécois de manière originale, la tétralogie évoque néanmoins le cadre métis d’abord dans une perspective utopique, comme si l’accès à cette hybridité devait se poser tel un horizon à atteindre, une direction à suivre. Lu ainsi, le référent latino-américain participe d’un projet identitaire et discursif qui prolonge le rêve d’intégration bolivarien en lui donnant une extension pluriculturelle, mais en abolissant le détour états-unien. Dans un tel cadre, l’omission de l’anglais (au Sommet), et plus généralement de la place prépondérante des états-Unis dans ce schéma utopique, laisse apparaître un malaise certain, qui serait de nature à signaler que le devenir métis envisagé répond davantage aux impératifs culturels de cultures périphériques ou fragilisées qu’à des ensembles jugés hégémoniques.

Notes

[1] Sur la question de La Malinche, voir les contributions de Valérie Raoul et de Catherine Khordoc (78-79). Ce sujet est présent dans presque tous les textes de Noël, surtout dans Chandeleur (1985) et Babel prise deux ou Nous avons tous découvert l’Amérique (1992). La place de la culture hispanique en général, de la langue espagnole en particulier et de la référence latino-américaine a été peu observée par les critiques, si ce n’est l’étude intertextuelle d’André Lamontagne (104-105).

[2] Ce désir métis est aussi investi dans l’espace québécois, mais l’état de fai tmétis, constaté par l’origine clivée de Maryse, ne devient positif et revendiqué que par la prise de conscience de la métamorphose (Morency 12-13) latino-américaine. Une fois intégrée l’utopie qu’incarne le modèle latino-américain de métissage culturel, les figures de Louis Riel, de Gabriel Dumont, d’immigrants irlandais, d’Amérindiens, etc., peuvent être représentées comme de nouveaux modèles contrevenant à un récit unique, borné, réducteur, patriarcal.?

[3] Cette tétralogie, longtemps vue comme une trilogie avant l’addenda récent qui transforme une part du projet romanesque, n’est pas nommée. Pour les besoins du présent travail, nous y référerons sous le nom de La Saga, en référence au travail romanesque de François Ladouceur. La Saga contient les titres suivants : Maryse (1983), Myriam première (1987), La conjuration des bâtards (1999) et J’ai l’angoisse légère (2008). Ces romans étant substantiels, j’aborde peu le dernier tome, faute d’espace et parce qu’il ne poursuit pas de la même manière le mouvement qui accorde une importance de plus en plus manifeste au référent latino-américain , et je laisse de côté pour cette étude les trois autres titres publiés par Noël (Chandeleur [1985], Babel prise deux ou Nous avons tous découvert l’Amérique[1992], La femme de ma vie [2005]), qui traitent tous, d’une manière ou d’une autre, et en établissant des liens avec les œuvres de La Saga, des thèmes de l’hybridité référentielle. Babel prise deux est le roman le plus commenté de Noël, et celui dont la dimension identitaire a été relevée avec le plus d’insistance, notamment parce qu’il joue et reprend les stratégies discursives des écritures migrantes québécoises. Voir à ce propos : Lange, Raoul (2004), Khordoc, Potvin, dont les lectures signalent une dimension latino-américaine.?

[4] J’utilise le mot tribu en me référant à la manière dont Noël évoque le clan constitué par les familles élargies et les amitiés tissées autour de Maryse, de Marité, d’Elvire, de Marie-Lyre et de François. Bien que ces membres fondateurs de la tribu soient blancs et des « pureslaines », à l’exception de Maryse, il ne faut pas prendre le mot tribu dans un sens communautariste. Le terme tribu permet aussi de jouer sur une lecture—qui ne sera pas faite ici—qui réinscrit dans le Divers (au sens d’édouard Glissant [1994]) le projet épique québécois fantasmé par Victor-Lévy Beaulieu autour de La Grande tribu.?

[5] Anne Élaine Cliche et André Lamontagne ont étudié l’intertexte québécois dans Maryse, pour signaler comment Noël réécrit le récit patriarcal et nationaliste dans un cadre urbain et parodique.?

[6] Avec raison, Katherine A. Roberts élargit la préhension du réel de Maryse aux autres personnages féminins du roman : « En donnant la priorité de l’espace textuel à Maryse, Noël raconte une version autre de cette période capitale dans l’histoire québécoise et suggère que les personnages féminins ne l’ont pas vécue de la même façon que les hommes. » (58)?

[7] La portée nationaliste des actions de ces trois personnages indique clairement que le milieu intellectuel en entier, hommes et femmes, est façonné par le nationalisme, contrairement à ce qu’affirme Roberts, qui fait de la position des femmes une affirmation critique du nationalisme patriarcal. La perspective de Roberts a le mérite d’indiquer les différences entre le groupe de Michel et celui de Maryse quant à cette problématique identitaire, de mettre en lumière l’histoire occultée des femmes dans le discours nationaliste, mais une telle dichotomie laisse en plan la position ouverte de François, les envolées de Marie-Lyre, l’engagement au sein de Parti québécois de Marité à partir de Myriam première, de même que les réactions de Maryse lors de l’interrogatoire durant la crise d’Octobre et lorsque sa sœur se met à parler en anglais. Aussi, cette lecture laisse de côté le travail d’autonomisation vis-à-vis de la France qui couve tout au long du roman et qui participe au discours social de l’époque ayant modulé une partie importante du nationalisme québécois. L’autre alté- rité, l’anglo-saxonne, dans ses versants britannique, états-unien, canadien, est elle aussi traitée avec ironie, distance et des nuances.?

[8] D’autres références au monde hispano-américain effleurent la narration : le tango (Maryse48; Maryse 458), les paroles de Gardel auxquelles Maryse s’identifie, les évocations de la chanteuse Violeta Parra (Maryse 89), les amourettes avec des Chiliens exilés à Montréal, etc. Mais puisque le roman de Noël est fondé sur un jeu référentiel important, ce cadre latino-américain est somme toute assez secondaire dans le premier texte du cycle.?

[9] Voir, sans être exhaustif, les passages suivants : Myriam 16, 63, 98, 269, 272, 346, 435, 438, 464-465, 557-573.?

[10] Voir, sans être exhaustif, les passages suivants : Myriam 108-109, 177, 280.?

[11] Plusieurs éléments structurels et discursifs du roman évoquent cet état de désenchantement. Ainsi, le roman débute le premier mai, sans qu’une allusion révèle qu’il s’agit de la journée mondiale des travailleurs, omission singulière pour un cycle construit autour d’intellectuels de gauche. Aussi, l’insertion du personnage de la sorcière-punk Miracle Marthe souligne la montée du nihilisme contemporain, tout comme l’essai sur le désen- chantement contemporain que François fait lire à sa mère (Myriam 293).?

[12] La vision proposée dans La Saga correspond bien à l’image véhiculée au Québec à propos de l’Amérique latine, terre de révolutions, de guérilleros, de culture militante, représentation analysée par Daniel Gay dans Les élites québécoises et l’Amérique latine à partir d’un dépouillement systématique des journaux québécois. Une telle conception de l’Amérique latine appartient donc au discours social de l’époque, malgré le caractère informé des références utilisées par Noël.?

[13] Pour reprendre le titre d’un recueil de nouvelles de Luis Sepúlveda, Historias marginalesqui, à la manière du personnage de Maryse, conteuse des migrations montréalaises, cherche à restituer une narration des résistances populaires et à exhausser le statut des oubliés de l’histoire, tout en déboulonnant les voix officielles. La phrase fétiche de Sepúlveda (8), reprise de João Guimarães Rosa, « narrar es resistir » (« narrer, c’est résister »), s’applique à tous les personnages principaux du cycle romanesque de Noël, d’où la profusion d’histoires enchâssées dans les récits et qui évoquent, par la résistance et la résilience, ce devenir métis du Québec et des Amériques, à partir d’une trame événementielle et mémorielle québécoise.?

[14] La structure du récit, en deux parties, fait ressortir non seulement une fondation par la bâtardise et la résistance, mais aussi une petite apocalypse, dans la mesure où le Sommet est entravé par un acte terroriste commandité par un organisme raciste d’extrême droite voué à la suprématie blanche. La tribu est secouée par ce geste puisque Maryse est tuée d’une balle. Il convient de souligner que si le Québec dans le roman en vient à incarner un pôle important de la refondation métisse du monde et des Amériques, l’un des terroristes est Kid Gaufrette, un militaire québécois, ennemi d’enfance de Gabriel et de Myriam. Ce point est important pour comprendre comment l’utopie métisse est décrite comme une sortie du cadre national et une lutte contre la xénophobie et les crispations identitaires, fermeture susceptible d’advenir partout.?

[15] D’ailleurs, cet effet de rupture d’avec l’Ancien Monde était déjà annoncé dans Myriam première dans la partie intitulée « Les Chevaliers de Colomb de l’after wave » dont l’exergue de Paul Chamberland distingue bien un recommencement propre aux Amériques : « Un jour il n’y aura plus d’Espagne/Les rythmes sacramentels/Persistent dans les trous noirs d’Amérique/Le prochain millénaire est en vue » (Myriam, 288). De même, la partie est pour une bonne part consacrée à la tirade de Marie-Lyre qui s’en prend aux modes euro- péennes et qui prône un réancrage américain, pour reprendre l’idée de Jean Morency (1995). Pour saisir la portée de l’utopie de régénération imposée aux Amériques, voir O’Gorman (1995) et Bercovitch (1975).?

[16] L’émergence d’un tel biais latino-américain dans le débat identitaire québécois est aussi mise en scène dans les romans de Louis Hamelin, de Pierre Samson, de Guillaume Vigneault, de Linda Amyot, de Serge Lamothe, de Daniel Pigeon, parmi d’autres.?

Ouvrages Cités

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