Histoire littéraire des femmes : cas et enjeux. Nota Bene
C’est sous la direction de Chantal Savoie qu’a pris forme l’idée d’un collectif qui réactualiserait la question de l’histoire littéraire des femmes autrement que par une visée politique. Constatant avec raison un manque, ou une incohérence dans l’histoire littéraire des femmes, Savoie propose un projet novateur et inspirant.
C’est au cœur de la tension entre texte et contexte que se situe ce collectif qui propose une dizaine d’analyses de cas précis « dans la perspective de prioriser la matière qui était restée en marge d’une histoire littéraire plus traditionnelle ». Cette Histoire littéraire des femmes se démarque donc par son exigence « d’aller au-delà de l’anecdote, d’en problématiser les enjeux et d’en systématiser la portée en les transposant en composantes plus objectives ». D’ailleurs, le choix d’isoler des cas précis, mais à valeur exemplaire, et d’y concentrer une analyse des rôles occupés par les femmes dans la production littéraire, traduit l’une des plus grandes forces du collectif en permettant d’échapper, comme le note Savoie, à « une histoire de l’exclusion ».
Les analyses proposées sont divisées en deux ensembles suivant les deux principaux angles de recherche. Le premier angle est celui du genre littéraire et de la poétique. Il gouverne les analyses rigoureuses et originales de Marie-Ève Thérenty, Sara-Juliette Hins et Geneviève Dufour à propos des femmes et la presse. Si Thérenty permet une recontextualisation et une compréhension nouvelle de ce que fut la chronique dans le journal quotidien parisien au XIXe siècle, Hins et Dufour redécouvrent l’œuvre d’Éva Circé-Côté en se plaçant du côté de sa littérarité plutôt que de son potentiel idéologique. Le deuxième angle est celui de la sociologie et de la sociocritique. C’est ainsi que Lucie Robert replonge, par une analyse réflexive fort rigoureuse, dans les débuts de la dramaturgie des femmes au Canada français en reconstruisant le réseau des différents systèmes reliés au domaine littéraire et culturel puisque, comme l’écrit Savoie, « [l]e théâtre oblige, lui aussi, à penser l’histoire littéraire autrement ». Le texte qui suit nous garde au théâtre, mais cette fois, c’est par une étude des pièces d’Adèle Bourgeois-Lacerte que Roxanne Martin offre une analyse des plus éclairantes des contraintes imposées par le contexte de production et de réception, auxquels les femmes de lettres de l’époque ne pouvaient complètement échapper. Michel Lacroix propose ensuite une étude prenant racine dans les ambitions littéraires et le travail de mise en marché des œuvres de certaines écrivaines. Il fonde son analyse sur Michelle Le Normand dont l’imposante correspondance et autres récits intimes lui ont permis de « documente[r] d’une manière inédite l’activité d’auteur-éditeur . . . ». Si Marie-Pierre Gagné montre le dialogue entre la constitution « d’un projet d’écriture au féminin avec les attentes sociolittéraires liées à la signature dans un périodique féminin rural de la fin des années 1980 » et ce, par une étude du feuilleton « Tu seras journaliste » (1938-1940) de Germaine Guèvremont, c’est par une volonté de repenser les filiations de la tradition littéraire au féminin qu’Émilie Théorêt présente « une étude des conditions sociologiques et formelles de la réussite littéraire » de la poète Rita Lasnier. L’ouvrage se termine par les textes de Claudia Raby et Marie-Frédérique Desbiens qui se distinguent par la fraîcheur des idées qui y sont développées, mais aussi par une sensibilité, un engagement qui manque souvent dans ce genre de collectif universitaire. Le travail que mène Raby en retraçant le parcours de la très noble Jeanne Lapointe, pionnière de la critique féministe québécoise, la pousse à redessiner l’une des « premières trajectoires intellectuelles institutionnelles au féminin ». Desbiens, quant à elle, démystifie avec vigueur les rapports entre les femmes et le roman historique à partir d’œuvres choisies de Françoise Chandernagon et de Chantal Thomas.
Enfin, il est évident que ce projet auquel nous convie Chantal Savoie en est un d’envergure pour la continuité des études dans le domaine de l’histoire littéraire des femmes. Toutefois, il ne faut pas oublier que les analyses sur lesquelles repose cette autre histoire littéraire se sont construites dans une dynamique universitaire et que certaines réflexions sont parfois très pointues. Il faut donc accueillir cet ouvrage non pas comme une réponse figée et souveraine des enjeux d’une histoire littéraire qui demande, aujourd’hui plus que jamais, à être précisée et détournée, mais plutôt comme une ouverture à penser au-delà des évidences-clichées, à voir en cette « histoire littéraire des femmes » le meilleur moyen de penser autrement la littérature.