Six degrés de liberté. Éditions Alto (purchase at Amazon.ca)
Six degrés de liberté de Nicolas Dickner était très attendu par une bonne partie du public littéraire au Québec, vu les succès obtenus par ses deux autres livres les plus remarqués, Nikolski (2005) et Tarmac (2009). C’est pourquoi il est peinant de le dire : Six degrés de liberté est un roman qui ne fonctionne pas. Plus précisément, c’est un livre avec deux idées fortes dont l’une, mal exécutée, broie l’autre et la rend ineffective. De quelles idées s’agit-il? La première est d’avoir placé au centre de l’intrigue une chose incongrue, l’objet manufacturé le plus a-culturel, le plus omniprésent, et en apparence le plus inintéressant qui soit : le conteneur à cargo. La seconde est l’ambition profonde de Dickner qui se poursuit ici : écrire une œuvre sur l’effondrement de l’expérience de la géographie dans le monde globalisé. Désormais cette ambition est encore plus nette qu’ailleurs; les personnages la ressentent eux-mêmes qui tantôt manquent d’« argent pour partir à la conquête du monde », tantôt carrément « éprouve[nt] un furieux besoin d’en finir avec la géographie ». En quoi ces deux points de départ prometteurs échouent-ils? On peut être attiré par un roman sur les objets ordinaires s’il nous murmure entre ses lignes que la banalité n’existe pas, car il faut juste apprendre à mieux regarder. Sauf que voilà : Dickner ne murmure pas mais assène cette proposition, comme bien d’autres. On est en droit de se demander qui peut s’identifier à une telle expérience par procuration du monde contemporain. Entendons-nous bien, tout dans Six degrés de liberté est matière à réflexion. C’est un roman, en somme, fort intelligent. Mais rien toutefois n’y est tourné vers l’intelligence de la lecture. On est avec lui dans la position non du lecteur, mais du spectateur. Ce serait faire injure à Dickner de nous en tenir à un tel jugement sans essayer de l’approfondir. Le problème est lié non aux thèmes, encore moins aux intentions de l’auteur, mais à l’écriture même du roman.
L’intrigue est composée de plusieurs fils enchevêtrés, mais — c’est éloquent — on peut la résumer en une phrase. Des hackers informatiques qui ne se connaissaient pas (Jay et Eric), à la suite d’une découverte fortuite faite parmi des déchets par Lisa, fille un peu paumée, traquent un mystérieux conteneur à travers le monde en déployant l’éventail des technologies actuelles de l’information, ce qui fait planer le péril d’une interception par les bureaux des affaires criminelles internationales. Aux trois quart du livre, une question qui résume sa faiblesse est lancée : « Comment narrer une histoire qui se déroule dans un lieu que personne ne peut conceptualiser? » Proposition faussement sagace que le lecteur aurait tort de laisser glisser, car elle est un contresens. Un lieu impensable n’existe pas. Et Dickner fait exactement le contraire avec Six degrés de liberté qui est un roman conceptualisé à outrance. À l’arrivée, un seul sentiment nous domine. L’auteur aurait tout fait tourner maintes fois dans sa tête, puis aurait assigné aux idées une place définitive avant même d’approcher la page. Le résultat est un tissu de paragraphes courts qui pour la plupart mènent à une sentence d’ordre général sur le monde. « Magasiner au IKEA constitue une activité . . . profondément enracinée dans ce que nous conservons de l’insecte. » « L’industrie fonctionne comme une base de données en trois dimensions. La dernière chose qui n’est pas automatisée, c’est le consommateur. » « Tout finit par se doppleriser, dans la vie. Même les souvenirs virent au rouge, si on attend assez longtemps. » « Qu’est-ce qu’une carte de crédit, de nos jours, sinon un appareil de géolocalisation sophistiqué? » Ces phrases saisiront peut-être le lecteur pressé, celui qui lit peu d’ordinaire. Pour les autres, elles sont des miettes de table. Elles se veulent audacieuses, décalées, elles sont au fond conventionnelles, égrenées du ton sentencieux de qui sait son auditoire tout disposé à ne pas trop y réfléchir. Chacune est coupée du raisonnement qui lui a donné lieu. Aucune n’émane de la nébuleuse émotionnelle qui réunirait les protagonistes avec leurs gestes et paroles et qui, surtout, les rassemblerait dans une aventure au sens fort, là où l’intrigue et l’écriture s’offrent ensemble au partage, à l’interprétation. Ces fausses maximes qui se voudraient pénétrantes sur notre époque nous disent plutôt que Dickner, à son corps défendant sans doute, ne pense pas en écrivant. Il semble plutôt essayer de greffer un roman sur quelques associations d’idées du genre que chacun obtiendra en musardant, en se baladant, ou encore dans les transports, ou pourquoi pas dans la douche.
Quant à l’idée séduisante du conteneur à cargo, si on en projette la nature sur l’ensemble du roman, elle résume sa couche thématique la plus profonde. Il n’y aurait plus de lieux ni de transitions dans notre monde, que des « unités de stockage ». Ainsi de la mémoire du père de Lisa, qui justement en perd l’usage avec l’âge : « Il possède une mémoire étagée, dans laquelle il circule à volonté par des escaliers secrets et des trappes invisibles. » Ainsi de la structure du récit en paragraphes disjoints qui voudraient obliger l’œil et la pensée à des sauts de puce. Ainsi de la jaquette du livre, avec les pictogrammes du populaire artiste britannique Tom Gauld qui se meuvent entre les cubes et échelles de ce monde que Dickner nous force à conceptualiser : « Un vaste monde ocre et rouille, constitué de milliers de boîtes, chacune étant son propre monde, ou un fragment d’un autre monde. » C’est joli sur papier. Mais l’imagination rechigne à se faire aguiller de la sorte.
Je dis que l’imagination étouffe dans ce dispositif. Qu’en est-il des personnages toutefois? Sont-ils à même de la sauvegarder, puisqu’ils en sont les principaux dépositaires? Les personnages sont semblables à ceux des romans précédents de Dickner. Ils sont en majorité jeunes (quoiqu’un peu moins qu’avant, la quarantaine étant une obsession pour Jay), et le féminin l’emporte sur le masculin. Il y a là une occasion ratée pour un bel entrelacement de voix sexuées, et ce davantage que dans Tarmac ou même Nikolski, qui déjà montraient ce problème. En effet, on peine à sentir l’humanité des personnages de Six degrés de liberté. La raison est plus que jamais liée à l’écriture. Dickner n’a que deux modes pour produire et penser les déplacement mentaux du monde métaphorique : l’indirect libre et la comparaison. Ni l’un ni l’autre n’est maitrisé. Les pensées qu’on devrait prêter aux personnages, ou du moins concevoir sur le même plan que ceux-ci, sont contaminées par l’attrait de Dickner pour les digressions d’ordre général. S’ensuit un débalancement dans les niveaux de narration et de langage, et une prolifération des invraisemblances. Quant à la comparaison, qui est partout, elle est convoquée pour le plaisir de l’image suscitée, rarement pour approfondir la pensée de la proposition narrative qui l’accueille. « La magie du moment se dégonfle comme un coussin péteur. » « Dans les laveuses, le linge tourne sur lui-même comme un tas d’identités entremêlées. » Peut-être que Dickner n’entend pas tout à fait comparer mais accumuler des éléments incongrus, pour ensuite les juxtaposer. Ce procédé fut heureux aux surréalistes parce qu’ils avaient leurs raisons; il ne l’est guère ici car il n’y en a pas, de raison, si ce n’est cette idée d’une géographie morcelée, consumériste. Mais un thème n’a jamais été une raison suffisante pour justifier toute une écriture. Hors contexte, quand elle oublie de servir le récit qui l’accueille, il n’a pas une figure de style qui tienne.
Six degrés de liberté déçoit donc beaucoup. On voudrait attendre mieux, et davantage, d’une telle forme d’intelligence, car la littérature québécoise n’en connaît pas de semblable. Un livre sur l’univers des choses est souhaitable; le thème est chargé de promesses, et réellement contemporain. Mais ce ne sera pas celui-ci, car Dickner essaie trop, trop fort. La volonté de décrypter le monde actuel à travers les choses est vouée à l’échec si elle prétend se passer de la compréhension des êtres. Un tel échec, malheureusement, est celui de Six degrés de liberté.