Retracer le réel

  • Claude Simon (Author) and Ralph Sarkonak (Editor)
    L’Archive du réel : essais sur Claude Simon. Septentrion (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Jerome Melancon

Dans son quatrième livre, qui reprend des articles et chapitres de livres publiés entre 1981 et 2017 et nous présente un nouveau texte, Ralph Sarkonak revisite des moments d’une longue lecture de l’écriture simonienne. Ayant déjà abordé son sujet par le biais de la mimésis et de la manipulation textuelle (Claude Simon : les carrefours du texte), puis par celui de la référentialité (Les Trajets de l’écriture chez Claude Simon) ainsi que par une introduction plus directe à ses romans majeurs (Understanding Claude Simon), Sarkonak continue ici à contredire l’assertion de Simon selon laquelle la lecture de ses livres n’exige pas la compréhension ni à chercher une cohérence en deçà et en dépit des intentions de l’auteur.

 

L’introduction fournit au lecteur les concepts et procédés de lecture. Comme dans ses ouvrages précédents, Sarkonak mise avant tout sur l’intertextualité : ici, la continuation des mêmes thèmes au fil d’un livre et entre les livres, la référence à ces thèmes situés au cœur de réseaux textuels retraçables à partir des fragments éparpillés. Pour contourner toute accusation de réalisme à l’encontre de Simon, il utilise aussi la notion de l’archive comme travail — de l’écriture qui débute avec des stimuli concrets, qui lui fait reprendre sans cesse son travail, revenant sur ces mêmes stimuli, réécrivant, retranscrivant, mais détruisant aussi ce qui ne peut être inclus. La mise en archive du réel est ainsi sa re-présentation comme une suggestion, par « le presque non-dit » (Sarkonak 13), un recours à l’infratextuel, à tout ce qui demeure sous le texte et hors du texte, pour éviter la simple dénotation. La conclusion rappelle la présence du référent — ce réel, ce vingtième siècle qu’il s’agit d’archiver — et les trois autres concepts centraux de l’ouvrage, à savoir la mathésis, la mimésis et la sémiosis. On trouve peu de références théoriques pour ancrer cet appareil conceptuel, qui se laisse dévoiler par de courts passages sur Kristeva, quelques références à Barthes et à Derrida, et de nombreux emprunts à la sémiotique, qui se situent dans l’opposition de l’auteur au structuralisme.

 

Trois des chapitres du livre se concentrent sur ce qui pourrait être ramené à la question du rapport à l’altérité, par le biais de thèmes incontournables selon Sarkonak, mais peu traités. La « chose anglaise » renvoie avant tout aux descriptions faites par Simon de l’Angleterre par l’entremise du sport, de la monarchie, des inégalités, de la cupidité des banquiers, et qui font transparaître la nature double des Anglais autant que celle de leurs institutions, où cohabitent fragilité et violence, impérialisme et état de droit. Malgré la présence du thème dans l’ensemble de l’œuvre, ce chapitre porte en grande partie sur Les Géorgiques, où le personnage principal est modelé d’après George Orwell, référence bien étayée dans cette étude, notamment grâce à de judicieuses comparaisons avec La Catalogne libre de ce dernier. Ce chapitre est aussi une ouverture sur le monde et l’on y retrouve notamment des renvois mutuels entre les colonies anglaises et françaises.

 

Le chapitre portant sur le thème de l’androgynie, où l’utilisation figurée du thème prévaut, est peut-être le moins convaincant des essais. Il est ainsi parfois question d’androgynie, mais surtout d’un rapprochement du masculin et du féminin, où les liens suggérés sont parfois ténus. Dans sa façon d’aborder l’animal et le végétal, on voit qu’il est peut-être davantage question d’indifférenciation que d’androgynie. Le chapitre se clôt sur le sujet de la résistance aux normes, et reprend le sort des personnages androgynes victimisés, en reconnaissant la part métaphorique de leur androgynie. Simon en effet n’échappe pas à cette tendance de la fiction à vouer à la mort les personnages qui ne se conforment pas aux attentes liées au genre et à la sexualité, même si, comme Sarkonak le fait remarquer, ses descriptions et personnages condamnent parfois l’homophobie. Il s’agit peut-être d’une occasion manquée par Simon de développer cette lecture en mettant à jour les termes, de s’éloigner de la thématique de l’intersexualité qui ne semble pas présente dans l’œuvre étudiée — autrement dit à faire référence au réel non seulement du lectorat de Simon, mais également du sien.

 

Le chapitre portant sur l’antisémitisme, en fin de livre, est l’objet d’une attention beaucoup plus minutieuse en reprenant le texte romanesque de façon universitaire. Ainsi Sarkonak montre-t-il patiemment et avec force comment Simon écrit la Shoah par le non-dit en la faisant entrevoir, pour contrer l’appropriation de son expérience. L’écrivain se tourne vers l’expérience qui a pu être la sienne, celle d’un témoin, pour la signaler sans la prendre comme référent explicite (247). En la juxtaposant à l’expérience des victimes de la Shoah, il encourage une convergence des perspectives sans pour autant prendre la place des autres, sans nommer ce qui demeure innommable, mais n’en est pas moins réel.

 

Les autres chapitres donnent des lectures plus ciblées de certains romans. L’étude du roman négligé Le Sacre du printemps, habituellement absent des listes des œuvres de Simon et  ignoré par les critiques qui font commencer l’œuvre avec son roman Le Vent, sert de prétexte pour aborder l’œuvre entière. C’est aussi une autocritique, une voie qu’ouvre Sarkonak pour revoir sa propre manière d’aborder le roman, de comprendre l’entièreté de l’œuvre écrite de Simon comme une reprise d’une même recherche. On sent néanmoins sa déception en tant que lecteur, qui se force à étudier cette partie de l’œuvre; ici, point d’admiration pour le romancier. Cette étude a ses limites : Le Sacre du printemps n’est pas réellement dans l’œuvre, mais l’anticipe et trouve son accomplissement non en soi, mais dans Le Jardin des plantes ou encore Le Tramway.

 

Tandis que le travail principal porte dans ce chapitre sur l’intertextuel, le roman faisant de nombreuses références à des œuvres romanesques et philosophiques, l’étude du roman Histoire est plutôt l’occasion d’un usage de la sémiotique. Sarkonak montre comment le langage est génératif, certains signes en appelant d’autres, appelant toute une suite, toute une histoire. Il offre une explication et une illustration d’une rare clarté de cette approche sémiotique en développant une compréhension du livre et de l’intertextuel autour du mot « lac ». Il montre l’attention portée par Simon aux sons, aux proximités lexicales pour ne pas dire les deuils et les tristesses — tout ce qu’on ne veut pas nommer.

 

Comme Sarkonak retrace la façon dont Simon ne nomme pas le suicide (probable) de la femme du narrateur d’Histoire, sa lecture virtuose de Triptyque, en plus de suggérer ce qui ferait le centre du roman en recoupant des thèmes et préoccupations d’autres romans, fait émerger le non-dit presque dit de la noyade d’une fillette. Ici il restitue les allusions et les proximités phonétiques du mot « noyée », faisant apparaître l’événement que Simon avait fait disparaître.

 

Enfin, dans l’essai sur le roman L’Acacia, Sarkonak rappelle que Simon se réécrit sans cesse, joue sur les ressemblances entre les événements et les personnages, reprend des épisodes, mais différemment d’un roman à l’autre, et suggère des liens de famille (195). Cet effort culmine en une base de données fondée sur des variables intertextuelles : une longue liste de vingt-sept pages, recoupant dix-sept livres et une nouvelle. Cette liste est laissée en guise d’invitation à suivre ces fils dans l’œuvre et répond au fait que l’expérience de jouissance à la lecture de L’Acacia (204-205) dépend d’une lecture attentive et récente de tous les autres romans de Simon.

 

On peut finalement lire cette étude comme l’œuvre d’un auteur qui ne tente pas de s’effacer derrière la figure du chercheur. Ralph Sarkonak est présent dans ses essais, alliant passion et mélancolie rétrospective. Car s’il est question d’intra-intextualité. Ce n’est pas par une étude de la réception écrite ou témoignée des livres de Simon. Plutôt, l’intra-textualité dont il est question prend naissance au moment de la première lecture qui précède encore de loin les premières études qu’il en fera et se développe au fil des lectures de Sarkonak sur une période de cinquante ans,. La lecture de Simon, comme toute lecture, apparaît ici comme personnelle, liée aux émotions, aux associations, aux paradigmes que le lecteur crée au contact des textes, de la figure de l’écrivain et de l’homme qu’il compose, dont il retrace les contours. Le lecteur Sarkonak est amené à s’emballer dans sa recherche de traces et de référents pour les sujets. Il s’immisce ainsi dans le réel, et se laisse y être renvoyé par le texte. Ces essais avancent tout de même avec une certaine humilité qui suppose un tel aveu quant à la position du lecteur. Dans sa certitude de la présence de thèmes là où le texte est tout sauf clair, il cherche néanmoins à les faire sentir et à renvoyer enfin son propre lectorat aux textes qui constituent déjà une communauté de recherche et, par- là, à élargir encore ce réseau intra-intertextuel en commençant par les références aux autres études, autres lectures.



This review “Retracer le réel” originally appeared in Canadian Literature: 252 Canadian Literature (2023): 145-147.

Please note that works on the Canadian Literature website may not be the final versions as they appear in the journal, as additional editing may take place between the web and print versions. If you are quoting reviews, articles, and/or poems from the Canadian Literature website, please indicate the date of access.

Canadian Literature is a participant in the Amazon Services LLC Associates Program, an affiliate advertising program designed to provide a means for us to earn fees by linking to Amazon.com and affiliated sites.