Un moderne à rebours: Biographie intellectuelle et artistique de Pierre Vadeboncœur. Presses de l'Université Laval (purchase at Amazon.ca)
L’étude critique de Jonathan Livernois joint la réflexion pénétrante à l’élan novateur. Il relit plusieurs textes des années 1940 et 1950 que Pierre Vadeboncœur (1920-2010) n’a pas tous repris dans ses recueils d’essais, et la relecture embrasse l’ensemble de sa démarche intellectuelle en l’éclairant de ses premiers écrits. L’analyse d’Un moderne à rebours examine les fondations d’une œuvre qui compte parmi les plus significatives de l’essai québécois moderne.
On suit la formation du jeune Vadeboncœur, et on trouve aussi des renseignements précieux sur une période cruciale de l’histoire des idées au Québec : les vingt-cinq ans qui précèdent la Révolution tranquille. C’est en effet pendant ses études au collège Jean-de-Brébeuf que Pierre Vadeboncœur s’imprègne de la culture qui guidera le fond de sa pensée quarante ans plus tard, au cœur des grands enjeux de l’heure.
Livernois repère et fouille les intervalles entre le retour des références historiques qui jalonnent les ouvrages de l’essayiste, laps de temps au cours duquel mûrit sa réflexion qui prend des virages allant parfois jusqu’au demi-tour. Il est de ceux qui ont contribué à l’apparition tardive de la modernité québécoise, mais il a ensuite critiqué les égarements d’une postmodernité qu’il estime « devenue folle ». L’écrivain a assumé cette attitude inconfortable et l’a défendue sans adopter un système d’idées à l’épreuve des contradictions. Sa recherche se tient plutôt entre les leçons de l’histoire et la prospection d’un avenir sans cesse fluctuant dans sa vision. La méthode de Livernois pour naviguer dans ce passé simple doublé de futur antérieur emprunte à l’historien français François Hartog et à son concept de double régime d’historicité de la conscience moderne depuis la Révolution française. Les grandes ruptures, comme celle de 1789, modifient le cours de l’Histoire en altérant la référence aux longues durées de l’antiquité classique et de la chrétienté, alors que les trois derniers siècles de l’Europe rejettent la tradition au profit du devenir, ce qui entraîne le chevauchement de deux modèles de compréhension du train accéléré des événements : on recourt aux schémas des périodes antérieures pour saisir un état social en évolution dans le présent.
Cette perspective permet de resserrer la fonction des figures du Moyen Âge, de la Renaissance et du Classicisme chez Vadeboncœur, pour qui ces mouvements civilisateurs sont porteurs d’une modernité à introduire dans la société québécoise dont la jeunesse historique empêche de distinguer la dynamique propre. Il agit de suppléer au manque d’expérience séculaire en puisant le recul nécessaire dans l’enseignement du passé. Vadeboncœur refuse le dilemme entre tradition et changement : « Les formes anciennes peuvent donc servir un propos moderne » (125). Il faut assumer l’histoire pour être capable d’ouvrir passage à l’avenir, puisque l’ancien revient sans cesse dans le nouveau. « Bien sûr, ce retour des revenants de l’histoire n’est pas le propre de l’essayiste : il atteint la modernité québécoise, comme si le retour du même donnait du temps supplémentaire à une société qui est arrivée en retard dans l’Histoire. » (315)
L’un des apports de cette biographie intellectuelle est de montrer ce que l’auteur des Deux royaumes (1978) doit à son éducation classique pour y fonder ses positions les plus progressistes. Son cheminement ne s’écarte pas autant qu’il a pu sembler de certains précurseurs, tels le poète Saint-Denys Garneau, son ami Jean LeMoyne, François Hertel et Lionel Groulx. On sait bien sûr le rôle décisif joué par Paul-Émile Borduas (Refus global, 1948), mais il est aussi instructif de scruter le climat intellectuel qui prévalait à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, imprégnant le milieu où évoluait Vadeboncœur étudiant, lorsque qu’il était dans la même classe que Pierre Eliott-Trudeau au collège Brébeuf. Les deux hommes resteront longtemps amis, et Vadeboncœur collaborera à la revue Cité Libre jusqu’en 1962.
Fondée en 1950, Cité libre était proche des idées de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, dont l’influence s’est fait sentir à Montréal, ainsi que celle du philosophe thomiste Jacques Maritain. Leur catholicisme de gauche inspirait plusieurs intellectuels québécois qui admettaient que le Québec se trouvait engagé dans une transition décisive après la guerre. On a ensuite reproché à Vadeboncœur de se replier de plus en plus, après 1980, sur les valeurs de droite. C’est l’un des paradoxes qui s’attachent à son œuvre élaborée dans une vingtaine d’ouvrages par une pensée des plus complexes et des plus exigeantes. Il n’est pas simple de faire le tour de son parcours, et Jonathan Livernois le retrace avec une remarquable perspicacité en interrogeant la frange interdiscursive qui relie les hommes de sa génération et, parfois, les apparente aux générations précédentes. Pour prendre ce seul exemple, le jugement de l’œuvre de Lionel Groulx (1878-1967) a beaucoup varié chez Vadeboncœur, entre ses articles à Cité libre et ses textes de la fin de la décennie 1970. Le passage d’une critique sévère de l’historien à une appréciation plus nuancée est notable. L’auteur des Deux royaumes (1978) étant d’avis que le XIXe siècle québécois s’était prolongé indument jusqu’au milieu du XXe, cet anachronisme peut expliquer à la fois la première condamnation de l’auteur de Notre maître, le passé (1936) et sa tardive justification, trente ans plus tard, au moment de refaire les ponts entre le vieux nationalisme et le souverainisme, à la veille du référendum de 1980. Vers 1950, par contre, la stérilité de l’idéologie traditionnelle interdisait toute continuité.
Cette biographie intellectuelle est également une biographie artistique, Vadeboncœur ayant tôt fréquenté les peintres, avant de redécouvrir la voie privilégiée de l’art à travers le « génie de l’enfance », secret de la « maturité des origines ». Le sujet demeurera au centre de ses préoccupations jusqu’à la fin de sa vie.