De subtils effondrements

  • Robert Sylvestre
    Carnet de Miserabilis le Qibis. Éditions Triptyque
  • Michel Létourneau
    Les marges du désert. Éditions Triptyque
  • Normand Génois
    Va-nu-pieds. Éditions du Noroît
  • Véronique Bessens
    Les coriaces. Éditions Triptyque

Une menace diffuse plane sur ces quatre recueils qui pressentent, chacun à leur manière, les risques qui adviennent de subtils effondrements de l’être, du monde, des jours tranquilles. Les coriaces s’ouvre sur un étrange festin dont le déroulement et les manières civilisées apparemment bien réglés tournent au désastre : « Tout se passait comme d’habitude : il y avait suffisamment de chaises, de convives et de formules, donc ils s’assirent ». Mais bientôt, les « visages se tordirent et se défigurèrent ». L’apparat et les décors se désintégrèrent, laissant apparaître le vide et les faux-semblants. Puis le ciel s’écrasa. Fin de l’entrée en matière. Hommes, femmes et bêtes se croisent dans ce recueil où la prose poétique et les vers présentent un univers dissonant, toujours impénétrable pour celui qui l’habite ou le regarde. Alors que les humains naviguent à vue, avec leur mal-être, leur colère, leurs désirs, les bêtes, elles, se font tantôt menaçantes (« Armés de leurs propres sabots / les hordes blessées s’avancent sur nous / carnaval de bétail mûr pour une vengeance »), tantôt victimes de l’appétit des hommes (« Depuis les champs brûlés/s’élève le dernier râle/des charognes sacrifiées :/ les capricieuses exigences/du béton/des assiettes/et du marché »). Carnaval ou fables ou peut-être les deux à la fois?

« Nous demeurons à proximité de l’arbre/pour éloigner le chaos ». Omniprésente, remplie de bruissements, la nature, dans Va-nu-pieds, fait office de refuge en (re)donnant aux êtres un sens, un espace, un temps. Si les premiers poèmes laissent croire à un bonheur calme (« les noms d’arbres ploient / au-dessus de nos corps subjugués // un ciel pur l’eau vive enraient la gravité »), la plénitude du couple bat rapidement de l’aile : « la fin du monde calcule ses heures. » L’amoureuse apprend qu’elle est rongée par une tumeur. « Un homme habillé de gris entre et dit la tendre la douce la porteuse de rêves va quitter ce monde pour toujours elle le sait le nie repousse la mort de toute sa fatigue on n’abat pas un amour comme un arbre ». Pour celui qui lui survit, pour celui qui vit « avec un trou au cœur », il faut s’habituer à « vivre à la lisière de l’abîme », tenter de se raccommoder, devenir attentif aux signes qui annonceraient que malgré tout « la paroi entre les mondes » ne redevient pas « opaque » : « depuis je fais partie du groupe de recherche fouille sans repos l’immatériel l’indicible questionne à répétition les astres muets j’insiste me mets en mode réception planté seul devant la voûte noire des nuits blanches . . . // je cherche encore zigzaguant parmi les arbres derrière la ligne d’horizon au fin fond du possible le regard interprète le long mouvement nuageux du silence ».

Les deux parties qui composent Les marges du désert—« Chambreuse des lisières » et « Hémisphères du couchant »—explorent deux versants d’une semblable difficulté à vivre. La première partie dresse un portrait—fragmentaire il est vrai—d’une figure féminine qui connaît la détresse dans sa chair : « Tu recouvres de graffiti/ta trentième année,/penchée/sur tes itinéraires,/l’endurance des ruines./Tu ne sais/quelle urgence/te pousse/àvouloir vivre/àla fois/la guérison et la chute/quand s’étale/devant toi/ton reflet dans l’ouvert ». Écris à la deuxième personne du singulier, les poèmes se tiennent à la limite imprécise entre l’adresse à l’autre et le discours intérieur : « Lorsque tu lèves la tête,/tu aperçois des oiseaux/exténués comme toi/non par la résistance de l’air/mais par les questions/qu’ils écartent constamment/de leur chemin». Les poèmes brefs, plus apaisés, de la dernière partie du recueil—d’où la figure féminine a disparu—, offrent un bel équilibre entre ombre et lumière : « La montagne engrange ses millénaires. Attelé à tes angoisses, le ciel abolit ses chiens de tête. Des images se percutent au fond de la tasse. Les rhizomes ce matin instillent en toi des mots de réconfort parmi les pousses d’enfance qui jonchent l’âpreté de la route ». Cette dureté se retrouve enfin dans Carnet de Miserabilis le Qibis, recueil s’ouvrant sur une menace, comme un mauvais sort : « Le chant disparaîtra d’abord. Les mouches, mes besogneuses, aggraveront l’écorché splendide. La profanation sera irrémédiable ». Le ton se fait flamboyant; le poète ne dédaigne pas les images fortes, saisissantes : « L’enfant noyé dans les abattoirs de l’oubli/soliloque ». « L’effondrement est l’une des figures de la danse », nous dit le poète. Ce vers fait écho, dirait-on, aux trois autres recueils . . .



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