L’Ethos de la fin

  • Hans-Ju?rgen Greif (Author)
    M..
  • Bertrand Gervais
    Comme dans un film des fre?res Coen.

Le plus récent roman de Bertrand Gervais, dont l’œuvre est traversée des thèmes de l’agonie, de la mort et d’un esprit social apocalyptique, reprend les idées de déclin et de ruines intérieures. Le personnage de Rémy Potvin, écrivain « has been », assiste plus ou moins passivement à la rapide désagrégation de l’ensemble des facettes de son existence : sa femme le quitte, son fils adoptif, Alexandre, lui refuse son statut de père, il n’écrit plus, n’est plus lu. Les derniers vestiges de son existence résident en des objets épars, dont ses carnets, qui rassemblent par fragments ses pensées et réflexions issues des vingt dernières années — cette fragmentation n’est pas sans rappeler la forme du roman lui-même, constitué de courtes bribes narratives. La disparition de ces carnets, qu’il croit dérobés par Alexandre, achèvera d’ailleurs l’effacement symbolique de l’identité et de la mémoire du narrateur : il ne sera plus désormais qu’un homme « mort », isolé de la plupart de ses fréquentations, en proie à des problèmes de santé, et projetant tous les fantasmes de sa propre existence dans des films et romans auxquels il s’accroche avec un cynisme délirant et un humour noir, décalé, qui rappelle l’œuvre des frères Coen — d’où le titre du roman. La vie de Rémy Potvin est ainsi perçue à travers le prisme de jeux de rôles, de mises en scène déphasées, grotesques, qui traduisent la vision eschatologique d’un homme situé dans une forme d’après-vie. Certains des personnages de Comme dans un film des frères Coen, tels que l’écrivain Victor Tracas et Alexandre, matérialisent d’ailleurs les fantasmes de succès (à la fois artistique et sexuel, social et médiatique) du narrateur, qui se projettera en eux à quelques reprises; il n’existera plus que par l’intermédiaire de ces identifications à des corps et des imaginaires extérieurs à lui, et dans lesquels il risquera une totale dissolution. Au bout du compte, cette communication entre la fiction et le réel sera brillamment condensée dans le surgissement d’une lectrice de Rémy vers la fin du roman : celle-ci prétendra avoir entretenu une aventure avec lui, mais le récit de cette inconnue se révèlera plutôt le calque maladroit de l’intrigue d’un des précédents romans du narrateur. Rémy devra tracer la ligne qui sépare l’imaginaire et la réalité; ainsi commence la tentative du narrateur de renouer avec le monde, de retrouver et de réaffirmer sa place dans l’existence.

Le roman de Hans-Jürgen Greif, sobrement intitulé M., aborde pour sa part une facette plus romantique de l’éthos de la fin. À la manière du roman policier, l’œuvre s’ouvre sur un meurtre en apparence énigmatique, dans une scène opposant deux personnages antinomiques : l’ensemble du roman consistera à retracer leur parcours respectif, qui explique le crime. M., l’assassin et le personnage principal du roman, est un adolescent aux tendances agressives, qui fréquente un collège huppé, et qui tente de se construire une identité propre, en marge des normes sociales, et fondée sur ses ambitions philosophiques démesurées. Cette identité nouvelle, il l’imposera à ses semblables avec la violence d’un adolescent obnubilé par ses principes, dégoûté par la complaisance et l’amitié : dans tous les milieux où il évolue, il suscite la crainte et la fascination. Nulle part dans le roman, il n’est fait mention de la nature spécifique des idéaux de M.; le personnage ne constitue pas l’outil d’une révolution sociale particulière, mais il incarne plutôt l’essence même d’une jeunesse rigide et romantique, portée vers les extrêmes et les absolus. En ce sens, la lettre « M » fait essentiellement référence à des concepts associés à la révolution et à une idéologie militariste, mots que la copine de M. relèvera dans un cahier de notes : « marteau », « mythe », « marxiste », « massacre », « méticulosité », « mutiler »; ainsi M. n’apparaît-il pas à travers une identité individuelle circonscrite, mais par l’intermédiaire de concepts généraux.

Parallèlement à l’histoire de M. sera tracé le parcours de Robert, victime du meurtre, quinquagénaire homosexuel lubrique, qui paie M. pour ses services sexuels. Robert constitue l’antithèse même du personnage de M. : figure anti-charismatique, physique relâché, âge mûr, personnalité discrète, il ne voue pas son existence à un quelconque principe transcendantal, mais est entièrement animé par son désir sexuel refoulé. Au final, à la suite du meurtre, le roman s’achève de manière assez prévisible sur le suicide de M., réfugié dans un hôtel de villégiature cerné par la police, symbole d’un monde incompatible avec les préceptes d’une adolescence sans compromis.



This review “L’Ethos de la fin” originally appeared in Canadian Literature 214 (Autumn 2012): 157-58.

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