Quand le destin dépasse la vie

  • Daniel Grenier
    L'année la plus longue. Le Quartanier (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Daniel Laforest

On n’écrit plus guère de romans qui visent à embrasser des destins en entier. À qui croirait que c’est là un manque d’ambition de la part des écrivains, il nous faut répondre que non. Les écrivains ont tous de l’ambition à revendre. Mais ils sont rares, très rares, à posséder le talent requis pour dépeindre non pas simplement l’idée d’un destin, mais avant tout le sentiment qui l’accompagne et qui est celui d’une vie vécue d’un bout à l’autre à l’intérieur d’un monde lui-même emporté dans sa course. Daniel Grenier a ce talent. Il le possède avec une évidence éclatante, et même déconcertante. Déconcertante car L’année la plus longue est un roman qui procure ce qu’il y a de plus précieux au lecteur. Et ça n’arrive pas tous les jours. Je parle de l’étonnement devant une forme de récit neuve et de la stupéfaction conséquente dans la rencontre d’une intelligence si clairement littéraire — c’est-à-dire si consciente de l’art qu’elle accomplit dans langue et dans l’imagination — sans pour autant que n’émane d’elle autre chose qu’une grande générosité. Avec L’année la plus longue le critique n’a plus trop envie de jouer le jeu des amarres culturelles. Littérature québécoise? Bien sûr. Canadienne? Mais oui. Et l’américanité, la francophonie? Oui, tout ça aussi. L’art est maitrisé à son comble. Daniel Grenier est un écrivain crucial. Et L’année la plus longue est son premier roman. Ne l’ont précédé qu’un recueil de nouvelles (remarqué il faut le dire) et un court récit, publiés également au Quartanier. Alors de quoi s’agit-il? Grenier a imaginé un dispositif qui relève quelque peu du surnaturel mais qui malgré cela n’affecte en rien le réalisme de son histoire : il a transformé la nature du personnage romanesque. En faisant naître deux des siens, Aimé et Thomas, un 29 février, il a quadruplé leur durée de vie, pour peu qu’on accepte que le scandale de la mort et des générations puisse devenir aussi arbitraire que la convention des calendriers bissextiles. Qui plus est le premier personnage est l’ancêtre de second, ce qui donne un tour génétique à l’affaire dont l’issue du récit fera un usage qui rappelle Les particules élémentaires de Michel Houellebecq. Le personnage d’Aimé nait dans des conditions miséreuses à Québec au lendemain de la Conquête anglaise. Sa survie est moins un miracle que l’image d’une résilience que les années innombrables de sa vie viendront concrétiser. Il se retrouve plus tard aux États-Unis, devient témoin de la Guerre civile et de ses massacres, accompagne pour un temps l’exil vers l’Ouest des nations autochtones évincées par le colonialisme sauvage. Il change plusieurs fois de noms et donc — Amérique oblige — d’origine culturelle prétendue. Il fonde une association occulte pour rassembler ceux nés en marge du temps comme lui. Il voit passer l’existence entière de plusieurs femmes mais n’en aime peut-être au final qu’une seule. Il se fatigue enfin, s’efface, mais ne vieillit jamais vraiment. J’ai parlé de destin mais sans doute le personnage d’Aimé est-il trop hors-norme pour cela. Il a plutôt la dimension d’une légende, ce qu’il devient d’ailleurs contre son gré à travers l’obsession de son descendant Albert qui traque les documents épars sur lui, et surtout à travers son petit-fils Thomas, héritier du don pour la vie longue et personnage qui fera entrer le roman dans l’avenir (l’histoire se referme en 2047). Voilà pour le canevas du livre. Mais il y aurait tellement plus à dire : l’attention de Grenier pour les identités marginales, surtout autochtones, son impressionnante culture historique (Nouvelle-France, Conquête, loyalistes, Sécession américaine, tout y est avec un rendu irréprochable, un rythme passionnant), ses envolées ici lyriques, là philosophiques, ses descriptions de la violence, etc. En somme Daniel Grenier a de toute évidence écrit un livre pétri d’histoire — traversé par le souffle du temps lui-même — mais il a aussi écrit le meilleur roman du territoire paru depuis des décennies. L’année la plus longue est un grand roman de l’Amérique. C’est un grand roman tout court. Il faut le lire.



This review “Quand le destin dépasse la vie” originally appeared in Emerging Scholars 2. Spec. issue of Canadian Literature 228-229 (Spring/Summer 2016): 248-249.

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