Des triangles amoureux imprévus

Reviewed by Magali Blanc

Laissez-moi vous raconter l’histoire d’une déclaration d’amour faite à l’écriture. Que ce soit sous forme de réécriture (Les derniers dieux, Simone Chaput), de pièce de théâtre (Un poignard dans un mouchoir de soie, Robert Lalonde) ou de récit (La librairie des insomniaques, Lyne Gareau), chacun des trois auteurs nous invite à plonger dans des univers où la magie de la création littéraire brille de mille feux.

Dans Les derniers dieux, Simone Chaput s’inspire d’un des poèmes du célèbre Livre des métamorphoses d’Ovide. Thierry Sias (subtil clin d’œil au fameux Tirésias), écrivain en panne d’inspiration, part se retirer dans une maison près de la mer afin d’y écrire son nouveau roman. Là, il décide de prendre le temps de méditer sur sa relation avec son ex petite amie, Nathalie, et sur ce qui accrochait entre eux. Or, il a du mal à connecter avec ses émotions et se rend compte qu’il peine à comprendre les femmes en général. Un jour, alors qu’il se promenait dans la forêt, il vient à offusquer les dieux. Intransigeants, ces derniers le punissent et à son réveil Thierry devient Thérèse. Submergé par un volcan d’émotions et une tornade de questions, ille (pronom neutre) est contraint de subir le sort qui lui a été jeté pour sept ans. Non seulement un triangle amoureux émergera de cette situation, mariage entre Thérèse et Julien, puis entre Thierry et Lo Shen, mais de plus il semble que le mythe de Tirésias serve de toile de fond pour traiter un sujet bien actuel : la condition des personnes transgenres. Sous l’identité de Thérèse, Thierry puni par les dieux, doit apprendre à vivre dans le corps d’une autre, accepter ses nouvelles émotions, envies et attirances, mais, par-dessus tout, il doit apprendre à s’accepter. Malédiction ou bénédiction, ille expérimente une nouvelle facette de la vie qui jusque-là lui était inconnue.

Récit sur les relations polyamoureuses et non genrées, ce roman est une histoire qui s’inscrit dans son temps. Et c’est avec délicatesse que Simone Chaput nous invite à découvrir l’incroyable monde des Derniers dieux.

Dans Un poignard dans un mouchoir de soie de Robert Lalonde, nous assistons au théâtre de la vie de Romain, Irène et Jérémie. Plongé.e.s in medias res dans les vies de ces trois compatriotes, nous sommes témoins d’un autre triangle amoureux avec pour vecteur commun, Jérémie.

Romain est professeur de philosophie, Irène actrice de théâtre, et Jérémie, un jeune homme mystérieux. Pour des raisons bien gardées, Jérémie fait appel au soutien et à la compassion de Romain et d’Irène lors de rencontres inopinées. Enfin, c’est ce qui semble paraître . . . Jérémie séduit ses deux amis, qui plus tard tomberont tour à tour amoureux de lui, et les amène subtilement à lui venir en aide. Par des jeux de devinettes, de secrets à dévoiler et d’énigmes à déchiffrer, Jérémie, tel le Petit Poucet, sème des indices sur son passé, sa vie avec son père et son frère, ainsi que la mort mystérieuse et non élucidée de son frère et d’un vieillard qui a fait la une des faits divers. Y aurait-il un lien entre tous ces évènements? Ou bien s’agirait-il simplement d’un jeu? Tout est judicieusement mis en scène pour piquer la curiosité du professeur de philosophie et de l’actrice. Tous deux y trouveront un intérêt assez fort, à tel point que le lien qui les unit perdurera.

Une nouvelle fois, la relation polyamoureuse est exploitée ici. Tous trois s’aiment de manière équilatérale, tel un triangle amoureux parfait. On n’a que faire de l’âge et des potentielles remarques extérieures. Tantôt amical, tantôt fraternel, ce sentiment transcende les limites de l’amour conventionnel entre deux personnes, mais ce qui importe, en fin de compte, c’est Jérémie.

Dans un tout autre registre, La librairie des insomniaques de Lyne Gareau nous plonge dans l’univers de l’ancien professeur des écoles, Alex. Au cours d’une nuit d’errance, Alex déambule sur l’avenue Broadway à Vancouver à la poursuite d’un chat gris qui semble l’inviter à le suivre. Après quelques zigzags dans les rues transversales, le chat disparaît, et laisse place à une librairie pas comme les autres. Celle-ci recèle des mystères et n’est ouverte que certaines nuits. Le plus souvent on y arrive par hasard, et lorsqu’on la trouve, un monde littéraire s’offre à nous. On a la joie d’y faire de nouvelles rencontres autant littéraires que personnelles. Ainsi Alex s’entichera de la charmante Mélodie, se fascinera du libraire Viateur et reconnectera avec son ancien élève de maternelle, Frank. Seulement, Alex a fait vœu de silence et a décidé de devenir ermite. Il souhaite se couper du monde et de toute relation verbale, mais il veut s’isoler tout en restant entouré. Un choix pour le moins particulier dans une ville telle que Vancouver et une société si « connectée ».

Bien qu’il y ait une pointe de réalisme magique, le récit reste ancré dans son temps. Le choix délibéré du vœu de silence d’Alex intrigue et interroge ses pairs; et la question subsiste : « pourquoi maintenant? ». Son nouveau travail en tant que gardien de nuit correspond parfaitement à son désir d’isolement et de solitude, mais il va devoir reconsidérer sa position lorsqu’il fera face à une période de transition dans sa vie. La surveillance, le contrôle H-24 de ses moindres faits et gestes, l’injection d’une puce électronique dans son cou, nous rappellent gentiment une problématique d’ores et déjà abordée par un autre écrivain en avance sur son temps : Georges Orwell dans son 1984.

Plus qu’un roman sur le silence, ce livre nous invite à reconsidérer notre place dans la société, en particulier, la relation que nous entretenons avec nos congénères les plus proches et ceux auxquels nous ne pensons pas nécessairement.

Ces trois romans partent du désir d’écrire une histoire ou de lire des histoires. Cependant, ils vont bien au-delà et abordent des sujets actuels et importants. Il s’agit davantage d’apprendre à se connaître, voire à se réconcilier avec soi-même puis avec les personnes. Un beau message d’altruisme.



This review “Des triangles amoureux imprévus” originally appeared in 60th Anniversary Spec. issue of Canadian Literature 239 (2019): 141-143.

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