Peindre l’instant, écrire le réel

  • Michaël La Chance
    De Kooning malgré lui. Éditions Triptyque (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Molleen Shilliday

Dans son premier roman, la biographie fictive De Kooning malgré lui, Michaël La Chance enchante le lecteur par ses méandres philosophiques qui ponctuent la vie du peintre Willem De Kooning et de son assistant Luke Roussel. Ayant survécu à peine à la Deuxième Guerre mondiale, De Kooning, amnésique, reste figé dans l’instant de sa presque mort. Il est hanté par le revenant fantomatique de son double, Boris D., un physicien allemand qui était également dans la jeep renversée par un coup de mortier. Les journées de la vie de Boris D. avant sa mort — sa collaboration au programme nucléaire de Heisenberg et sa visite inexplicable à l’abbaye Monte Cassino — deviennent les fils conducteurs d’un récit qui louvoie entre le présent et le passé et reste souvent suspendu au-dessus de l’instant traumatique. Au présent de la narration, les années 90, l’entourage de De Kooning essaie de faire perdurer son succès en faisant du vieux peintre une commodité. Leurs efforts exhibent au public la folie et la démence de De Kooning et les effets de cette exploitation sur les relations familiales sont sournois; le lecteur se demande si le traumatisme de De Kooning sera transgénérationnel. Dans la vie du vieux peintre solitaire, Luke et Käthe, sa petite-fille, sont les seules personnes à prendre ses digressions sur l’art, la lumière, l’imperfection et le temps comme preuves de son génie durable.

Des fragments de la Grande Guerre et de la Deuxième Guerre mondiale, qui sont, d’abord, d’une apparente impertinence, révèlent les traces de l’histoire qui occupe notre environnement. L’espace illimité et l’atemporalité sont mis au centre de l’œuvre; tout est interconnecté : « C’est le caractère heureux de leur occurrence en des instant et lieux précis qui compose un événement. Chaque événement résulte d’une multitude de coïncidences invisibles, coïncidences discrètes et cumulatives ». Le séjour carcéral du philosophe Wittgenstein à Cassino évoque les recherches ontologiques de Boris D. sur ce même lieu et l’aberration qu’a été la destruction du Monte Cassino en 1944. Le côté scientifique oscille entre l’individu et l’univers, les contraintes spatio-temporelles s’avèrent floues et mouvantes, et le dédoublement remet en cause nos conceptions de l’être.

La fragmentation et la répétition règnent dans l’univers romanesque de La Chance, les blocs d’informations sont soit datés soit séparés par des espaces blancs; La Chance profite de la folie et de l’excentricité de son personnage principal pour combler son récit de réflexions poignantes sur l’art, la théologie et la science, mais aussi sur l’amour, l’amitié et la vieillesse. De Kooning malgré lui n’est point une lecture facile, mais studieuse et émouvante. La cohésion entre la beauté et le traumatique, la philosophie hétéroclite et le quotidien est franchement exceptionnelle. La Chance invite le lecteur à interpeller la relation précaire entre le secret, l’instant et la mort et à accéder momentanément à l’expérience de l’autre. Le trop plein du langage scintille de non-dits et fait du roman une œuvre hors du commun.



This review “Peindre l’instant, écrire le réel” originally appeared in Of Borders and Bioregions. Spec. issue of Canadian Literature 218 (Autumn 2013): 169.

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