Trois voix sans choeur

  • Catherine Lalonde
    La dévoration des fées. Le Quartanier (purchase at Amazon.ca)
  • Naomi Fontaine
    Manikanetish. Mémoire d'encrier (purchase at Amazon.ca)
  • Catherine Lavarenne
    Quelques lieux de Constance. Éditions Héliotrope (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Daniel Laforest

On aimerait croire qu’une époque détermine la teneur générale des voix littéraires qui s’y expriment. Trois livres québécois écrits par des femmes et publiés coup sur coup transmettraient ainsi, si ce n’est des thèmes analogues, à tout le moins une présence au monde de même ordre et surtout de même intensité. Il n’en est rien avec les récents livres de Naomi Fontaine, Catherine Lalonde et Catherine Lavarenne.

Manikanetish est le second roman de Fontaine, auteure québécoise innue dont la première publication en 2011, Kuessipan, a été portée par la vague d’intérêt croissante en littératures canadiennes pour les voix et les imaginaires autochtones. Alors que ce coup d’envoi atteignait à une intimité à la fois fébrile et contenue dans la mise en scène d’une jeune voix féminine tiraillée entre deux origines, deux langues et mille projets de vie, on retrouve ici la même coque mais qui donne l’impression d’avoir été vidée. Manikanetish est le nom d’une école secondaire située dans la communauté innue de Uashat sur la Côte-Nord du Québec. La narratrice est née en ce lieu mais l’a quitté toute jeune pour une vie urbaine à Québec. Au début du roman, elle accepte un contrat d’institutrice et abandonne conjoint, amis et certitudes afin de « retourner travailler dans [sa] communauté. De redonner ». S’ensuit un assemblage de vignettes disjointes d’où émergent la mélancolie d’une exilée, le sacerdoce inquiet d’une éducatrice devant ses ouailles difficiles et des atermoiements conjugaux. La déconvenue est grande pour le lecteur de Manikanetish qui trouve à travers cela beaucoup de surface et guère de profondeur. « Nous étions ailleurs, très loin des livres et des bureaux . . . et pourtant nous étions si près. Si près de soi. »  La profondeur manque car Fontaine ignore la nature ironique du langage et de l’imagination. Chaque scène est dressée afin de transmettre une seule image. Chaque émotion appelle son interprétation idoine. On ne trouve pas l’écart qui laisserait filtrer une ambiguïté entre le regard et les mots qui le traduisent. Quand la narratrice doute, le texte nous le dit en toutes lettres. L’espoir qu’elle a pour ses élèves, les regrets qu’elle éprouve face à sa vie de couple abandonnée sont exactement ceux que le consensus attend d’une telle aventure. Notre lecture est guidée par cette sentimentalité univoque comme elle le serait dans un livre jeunesse, ce à quoi Manikanetish ressemble d’ailleurs à bien des égards.

C’est tout le contraire avec l’étonnant La dévoration des fées de la poète et journaliste culturelle Catherine Lalonde. Il s’agit d’un conte, mais d’un conte qui déparle sa langue traditionnelle. N’en subsistent que les inflexions et les mots les plus violents. On y suit la croissance d’une forme féminine depuis la matrice effondrée de sa mère morte en couche jusqu’à la reprise de l’existence campagnarde de ses aïeules dans un âge adulte où « elle redevient arbre, champ, vache, polymorphe dans le paysage. » Lalonde ne concède rien à la facilité dans ce parcours où les personnages, tous féminins, sont esquissés plus que campés dans une langue attentive à la viande, aux fluides et aux pulsations sous les surfaces (« onction de moelle de bœuf, jaunes d’œufs frais, cris de purge »). L’antécédence de la fécondation animale sur la raison langagière est présente de bout en bout, qui témoigne de l’influence de l’œuvre de Pascal Quignard au demeurant assumée par Lalonde. Tout est près de l’os, de la matérialité organique qui nous unit à la terre et à la pesanteur. On lit cela comme un poème en prose, passant rapidement d’un milieu de sensations à l’autre, du laiteux à l’aqueux, du moite au givré. Entre claustration rurale et ville comme « sublime dilution », Lalonde a composé un texte mémorable et très maîtrisé sur l’atavisme et la poussée de la vie en tant qu’elle déforme le corps des êtres en même temps que leur faculté de voir, de sentir et de parler.

Quelques lieux de constance de Catherine Lavarenne parle aussi de la confusion des générations féminines. Constance est une femme hantée par une enfance fêlée. Négligée par sa mère démissionnaire, elle a été adoptée sous le manteau par la matriarche d’une famille attenante chez qui elle a trouvé quelque équilibre. Mais Constance adulte « a encore des espaces à combler ». Elle n’est pas quitte de son passé. Celui-ci brouille sa vie présente et lui octroie une qualité incertaine, sans arrimage ni direction, que l’écriture de Lavarenne, au détriment de son intrigue, épouse malheureusement de bout en bout. La carrière de musicienne de Constance lui a donné l’occasion d’un vagabondage réel et ontologique qu’on imagine de mise chez ceux dont les origines sont bâties sur du sable et du silence : « Il n’est pas trop tard pour apprendre à distinguer la liberté de l’art de la fuite. » Revenue à Montréal au chevet de sa mère adoptive mourante, elle est confrontée au choix de signer ou non les papiers autorisant l’arrêt des soins palliatifs. Elle retrouve pour l’occasion ses proches laissés derrière. Le panier de crabe familial qui en résulte fait passer l’idée d’une narration cohérente sous celle d’un ensemble de questions et de suppositions dans les esprits de personnages réunis fortuitement par la présence de Constance et qui s’absorbent à tour de rôle dans leurs souvenirs. On sent qu’il y a là, quelque part, une réflexion possible sur l’interchangeabilité du rôle de mère, à moins que ça ne soit une méditation sur l’incompréhension foncière séparant tout un chacun. De fait, Lavarenne en vient à dire elle-même ce dont son livre est fait : « Constance [doit] regarder en face des images confuses qu’elle évite depuis très longtemps et qui ont fini par aller prendre la poussière dans un coin de sa mémoire. » Or précisément, un tel face à face n’a pas lieu, ni pour Constance ni pour quiconque, et on demeure perplexe en refermant le livre. Rien n’est résolu car on ne sait pas trop ce qui était censé l’être. L’ensemble est d’un impressionnisme laborieux.

Dans les trois livres résumés ici, des voix de femmes narrent l’affrontement d’épreuves individuelles. Leurs différences sont toutefois considérables, et le bonheur littéraire qu’elles prodiguent est à l’avenant.



This review “Trois voix sans choeur” originally appeared in Rescaling CanLit: Global Readings Spec. issue of Canadian Literature 238 (2019): 142-144.

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