Sans Terre. Éditions Héliotrope (purchase at Amazon.ca)
La disparition de Kat Vandale. Éditions Héliotrope (purchase at Amazon.ca)
Constituée déjà d’une dizaine d’ouvrages, la collection « Noir » des éditions Héliotrope entend, de son propre aveu éditorial, « tracer, livre après livre, une carte inédite du territoire québécois dans laquelle le crime se fait arpenteur-géomètre ». C’est bien une géographie du crime, du macabre et de la déviance que dessinent, ensemble mais diversement, La disparition de Kat Vandale (2018) de Christian Giguère et Sans terre (2016) de Marie-Ève Sévigny. Ces ouvrages, que nous pouvons ranger dans la catégorie des romans policiers ou à suspense, sont construits, malgré la prévisibilité du genre, avec force et intelligence : le crime (et ses pathologies corollaires) est évidemment la donnée de base de ces textes, mais la question du territoire et du lieu apparaît vite à l’avant-plan du projet de ces deux « jeunes » écrivains. Géographique, d’abord, le roman policier se transforme sous leur plume en véritable anthropologie urbaine, en enquête sur le paysage (et sur la faune exotique qui y habite). Jeunes écrivains ensuite, dans la mesure où il s’agit, pour chacun d’eux, d’un premier essai sur le terrain du roman noir.
La disparition de Kat Vandale propose, en creux d’une enquête sur la mystérieuse disparition d’une prostituée, une réflexion sur le centre légitime et la périphérie délinquante, sur la ville et ses banlieues étouffantes. Tout l’univers des bas-fonds est sollicité : la mafia, les gangs de rue, la corruption politique, le proxénétisme sont autant de thématiques déployées par Christian Giguère. La quête de Kat Vandale, étudiante en soins infirmiers le jour et vedette de films pornographiques le soir, est celle d’un affranchissement déçu : elle tente de s’évader de sa vie (austère et désolante) de banlieue, pour gagner le grandiose de la ville, vivifiante mais vite toxique. En effet, Kat Vandale connaîtra rapidement désillusions et dégringolades, jusqu’à l’infâme suprême d’un viol collectif. Un lien (presque) de causalité est alors établi entre le lieu et la criminalité : les quartiers pauvres de la ville induisent et perpétuent la délinquance, de petite à grande échelle.
La représentation de la langue des milieux interlopes est souvent réussie, mais dérange parfois la lecture : l’insertion, typographiquement marquée, de nombreux textos ou courriels, à l’orthographe et à la syntaxe volontairement châtiées, crée moins un effet de réel qu’un décalage trop souligné entre les différents niveaux énonciatifs. Mais le plus grand attrait de La disparition de Kat Vandale est sans contredit la meute de personnages les uns plus grotesques et ridicules que les autres. Christian Giguère maîtrise l’art d’ancrer ses personnages dans des personnalités prononcées et immédiatement intelligibles, parfois caricaturales certes, mais toujours carnavalesques et abouties. Les chapitres, généralement courts, sont d’ailleurs tous affublés du nom de l’un de ces nombreux personnages iconoclastes qui construisent l’intrigue, concrétisant ainsi l’importance des individualités fortes. Plusieurs références à la culture populaire et lettrée sont disséminées au sein du récit : la littérature et surtout le cinéma sont autant de médiations convoquées pour filtrer et complexifier l’intrigue policière, somme toute simpliste (une disparition, une recherche, une découverte). C’est pourtant grâce à la vaporisation de ces multiples renvois cinématographiques que La disparition de Kat Vandale se drape de l’esthétique stéréotypée mais opératoire du film noir. À la façon du cinéma, le roman de Giguère prend l’aspect de tableaux, de séquences narratives rapidement entremêlées, qui détaillent et dissèquent le monde des marginaux et des exclus, le monde de l’entre-deux et de l’infect.
Sans terre de Marie-Ève Sévigny est également construit selon une géographie de la transgression. Dans ce polar mettant une « terroriste écologique » en vedette, l’anarchiste et activiste environnementale Gabrielle Rochefort, la question du paysage (ainsi que ses ramifications politiques et sociales) est au cœur de l’intrigue. Plus classique dans sa facture et sa langue, Sans terre se situe sur l’Île d’Orléans et détaille les mécanismes retors faisant du territoire le terrain de jeu d’exploiteurs acharnés — qui ne dédaignent pas les méthodes dures pour arriver à leurs fins. C’est un vaste complot politique que tente en somme d’ébruiter l’ardente militante : la pétrolière Cliffline Energy aurait des entrées privilégiées au gouvernement faisant de la destruction du territoire un projet commun, car éminemment profitable. Plus Gabrielle Rochefort s’approche de la vérité (des politiciens corrompus complotent avec de riches pétrolières pour vendre le bien public), plus les dangers affluent, plus sa vie est menacée. L’intérêt de Sans terre ne réside pas uniquement dans son intrigue (menée brillamment et aux multiples complications), mais dans les thématiques explorées, peu fréquentes dans le roman noir. Sans toujours éviter les clichés du genre (le lieutenant de police à la retraite, les nombreux renvois à la littérature policière), le roman brille lorsqu’il met en relation dynamiques personnelles et sociales, lorsqu’il met en jeu les logiques de l’appropriation du territoire et de l’apathie quasi généralisée des citoyens qui assistent, presque complices dans leur mutisme, à la destruction du paysage.
Dans La disparation de Kat Vandale comme dans Sans terre, le crime prend racine dans une géographie spécifique, dans des lieux qui sont tout à la fois objet et sujet de la déviance : le territoire (ses marges, son exploitation sauvage, ses creux) est, en cela, un merveilleux laboratoire du macabre.