Alors que la pensée autochtone trouve son espace d’expression critique dans le domaine anglophone depuis de nombreuses années, l’espace éditorial francophone canadien tarde à donner voix aux intellectuels autochtones. La traduction, toutefois, permet de remplir ce manque et donne à lire des écrits autrement inaccessibles et avec eux l’autonomisation d’une pensée intellectuelle autochtone dans un contexte où le colonialisme de peuplement ne doit pas être envisagé comme un événement historique à reléguer au passé, mais comme une structure et un processus dont les conséquences se donnent à voir encore aujourd’hui. Dans cette perspective, Leanne Betasamosake Simpson, avec Danser sur le dos de notre tortue et Glen Sean Coulthard, avec Peau rouge, masques blancs proposent une alternative à la théorie critique occidentale. Plutôt que de focaliser sur la politique coloniale de la reconnaissance dans un Canada post-Commission de Vérité et de Réconciliation, Coulthard développe des arguments en faveur d’une résurgence intellectuelle autochtone en critiquant, entre autres, l’aspect exclusivement temporel de la pensée marxiste. Simpson, quant à elle, met en place, en prenant au sérieux les récits de création de sa communauté en tant que cadre théorique non seulement pertinent, mais essentiel, les termes d’une résurgence Nishinaabeg. En conclusion de son livre, Coulthard s’appuie d’ailleurs sur la version anglaise de l’ouvrage de Simpson qui compte parmi les premières à avoir développé le concept de résurgence, qui deviendra fondamental aux études autochtones actuelles.
De manière à arriver à la résurgence et à son application aux contextes politiques autochtones, le politicologue Déné Glen Coulthard critique et adapte les modèles marxistes et postcoloniaux à la pensée autochtone. Des travaux de Marx, l’auteur déplace la notion de « capital » vers celle de « colonial » afin d’exposer la structure du colonialisme pour prendre en compte la composante relationnelle de la pensée autochtone, notamment la relation réciproque au territoire. Coulthard propose ainsi de réfléchir en termes de « normativité ancrée ». Puis, en reprenant le concept de reconnaissance à Fanon, Coulthard poursuit son développement théorique en appuyant son propos sur l’échec de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, donc la dialectique de la reconnaissance, en arguant que la relation coloniale demeure depuis les premiers contacts et qu’il est impossible de penser la réciprocité dans ce contexte. Ayant mis en place ce cadre théorique par l’adaptation des travaux de Marx et Fanon, Coulthard en propose une application à plusieurs études de cas et conclut en proposant que le militantisme autochtone qui se fait insistant depuis la publication du Livre Blanc et qui culmine avec le mouvement Idle No More inauguré en 2012 en réaction à l’application de la loi C-45, est un exemple manifeste de la résurgence autochtone, comme modèle théorique, mais surtout comme pratique intellectuelle et politique qui sied à l’étude des relations de pouvoir dans un contexte colonial.
Le projet de Leanne Betasamosake Simpson dans Danser sur le dos de notre tortue, bien qu’il s’ancre dans l’élaboration du même concept de résurgence, plus précisément de ce qu’elle nomme, à partir du concept de biskaabiiyang, une « nouvelle émergence », n’en reste pas moins différent dans son développement. En effet, le travail essayistique de Simpson doit être lu de concert avec sa pratique littéraire en ce sens qu’il participe d’une expérience personnelle du savoir, d’un rapport individualisé à ce savoir, qui s’ancre néanmoins dans une relation au collectif. C’est, selon l’autrice, en puisant les significations des récits traditionnels que l’on peut parvenir à une meilleure compréhension du monde contemporain, apprendre à vivre en Nishnaabeg et ainsi envisager une résurgence culturelle collective. À travers l’exploration des concepts mobilisés par les récits, l’argumentation de l’autrice se construit de chapitre en chapitre de sorte à décrire ce qu’il en est de cette biskaabiiyang, de cette résurgence propre à la pensée Nishnaabeg. Le terme biskaabiiyang, qui signifie tantôt « regarder en arrière », tantôt « retour sur nous-mêmes » informe la pensée théorique de Simpson qui conçoit ainsi la résurgence comme une mobilisation et une résistance, localisée culturellement, qui prend racine dans les savoirs précoloniaux contenus dans les récits transmis à travers les générations pour se réinterpréter dans le monde contemporain, à travers l’interprétation de chaque individu, et ainsi réinscrire la présence autochtone dans un monde où la colonisation travaille constamment à l’effacement de cette présence.
En somme, les textes de Coulthard et de Simpson se rencontrent en divers points et témoignent, tous deux, de l’urgence de la création d’espaces de pensée autochtones et souverains ancrés dans des épistémologies propres aux cultures des Premiers Peuples et notamment dans une relation réciproque avec les êtres humains et non humains de même qu’avec le territoire. Dans ce contexte, la traduction de ces textes joue un rôle fondamental de rétablissement des relations au-delà des barrières linguistiques coloniales.