Qui ne s’adonne à de douces rêveries des temps anciens quand l’occasion se présente? La remontée des souvenirs, le flottement des pensées et la contemplation des sentiments quelquefois nostalgiques transportent le rêveur vers une contrée bien gardée et protégée : le sanctuaire du Passé. Écrire sur le passé, c’est explorer différentes potentialités, différents récits même, d’une réalité objective. Seules les histoires de chaque individu donneront une nouvelle coloration à cette réalité unique et terne. Ainsi, non seulement les mots décrivent les situations dans lesquelles les personnages prennent vie, mais ils permettent également de les voir, de les observer de plus près, comme si nous étions face à un tableau; là, devant, debout, à contempler la peinture qui se dévoile devant nous.
Dans Des trains y passent encore, Stéphane Ledien nous invite à prendre place à bord du train roulant sur le Tracel de Cap-Rouge et nous fait voyager à travers les différents récits et anecdotes entendus sur cette structure de fer. Nous traversons les contrées de la poésie, du récit, du fait divers pour aller rejoindre le pays du flux de conscience, de la focalisation interne de l’homme, du chien, voire du pont lui-même. Les douze nouvelles voyagent également à travers le temps, par exemple avec l’histoire de l’apparition du pont qui se dessine dans le ciel aux yeux de trois générations différentes : celle des tribus des Premières Nations, d’un brigand et enfin du constructeur du pont. Il y a aussi l’histoire de deux robots, à des années-lumière de notre civilisation, qui retrouvent un morceau du Tracel et qui le décrivent comme un vestige des « Hommes Modernes ». Les nouvelles écrites par Ledien sont un bel hommage à cet édifice transformé en convoyeur d’histoires et de récits, le temps d’une lecture.
De l’autre côté du pont, nous attend Professeur de paragraphe, roman de France Boisvert, écrivaine qui enseigne la langue et la littérature françaises au niveau collégial. L’intrigue est centrée sur le personnage de Maurice Lecamp, professeur de littérature au Cégep, dépassé par la nouvelle génération Y (les fameux « Millennials ») et bouleversé par la réforme de l’orthographe. Mais cela ne l’empêche pas d’enseigner de manière ludique les grands textes de la littérature du XVIIe siècle en donnant des noms de marquis.e, baron.ne ou duc.hesse aux étudiants. De temps en temps il divague et donne un cours d’histoire plus que de littérature, mais où est le mal? En réalité, ces divagations sont le fil conducteur du récit dont le point de focalisation est Maurice Lecamp qui essaie, bon gré mal gré, de gérer une vie tourmentée par les récents changements sociétaux, technologiques, académiques et relationnels. Il voit sa vie défiler et prendre une tournure différente de ce qu’il avait envisagé : sa femme devient son ennemie puisqu’elle travaille sur la réécriture du dictionnaire pour y inclure les nouvelles règles de l’orthographe française et il la soupçonne de l’avoir trompé, car il découvre qu’il a la syphilis. Plus tard, il sera accusé d’attouchements par une ancienne étudiante : l’enquête sera rapidement classée et il sera condamné à des travaux communautaires. Même sa voiture lui joue des tours et exige des réparations de plus en plus fréquentes. En somme, Maurice Lecamp est entouré de figures féminines qui l’accusent, le déçoivent, le trompent ou l’abandonnent. Plusieurs thèmes sont abordés dans ce roman, mais de manière très ponctuelle, sans jugement aucun. Il semblerait que Boisvert ait décidé de montrer un pan de la vie d’un professeur de littérature française au Cégep dans son objectivité la plus totale.
Tout comme chez Stéphane Ledien, le récit reflète majoritairement le flux de conscience de Lecamp pour lequel il est parfois difficile de discerner si les paroles ont été intériorisées ou extériorisées. Le héros lui-même se pose parfois la question. Le lecteur est ainsi amené à voyager à travers les pensées troublées d’un homme dont la vie lui échappe. Seule la littérature reste sa constante, son amie, sa confidente de toujours.
Stéphane Ledien et France Boisvert décrivent un univers nostalgique d’un temps révolu, qu’il soit architectural ou langagier. Le voyage au cœur des souvenirs, des histoires, voire des réflexions, nous interroge sur ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Quel genre d’empreinte l’Homme veut-il laisser de son passage sur Terre? Que transmettra-t-il aux générations futures et par quel moyen linguiste le fera-t-il? En somme, le lecteur aura le plaisir de découvrir des hommages à la langue de Molière ainsi qu’au Tracel de Cap-Rouge.