Place au spectacle!


Presque d’un seul souffle, avec ce style effréné auquel elle nous a habitués depuis Soifs (1995), Marie-Claire Blais nous invite, dans son roman Mai au bal des prédateurs, à contempler la vie à travers celle d’une foule de personnages. L’auteure aborde une multitude de thèmes, dont la maladie, le vieillissement, les problèmes environnementaux, la guerre, les préjugés, qui représentent autant de « prédateurs » pour l’être humain. Ultimement, la mort traverse aussi tout le texte, hante sans cesse les personnages. À priori, rien de bien réjouissant, mais « [l]a vie cesse-elle parce que la mort nous accompagne partout » ? Faut-il perdre espoir parce que l’horreur et les périls nous guettent? Le roman choisit la vie, concilie inquiétude et optimisme, montre côte à côte la vie et la mort, l’espérance et la hantise. Il lance un appel à l’évolution du monde, à la liberté, à la tolérance. Ce rapprochement entre l’ombre et la lumière est porté en bonne partie par le monde des travestis, qui occupe la majeure partie du livre. L’auteure nous introduit dans cet univers méconnu, souvent méprisé, qui se montre sous nos yeux comme s’élevant vers la noblesse et le sacré. Les artistes du cabaret sont présentés comme des reines, au cœur même de leur royaume. Les toilettes des bars de la ville deviennent des temples, sur lesquels veille Yinn, un jeune travesti, le prince des déshérités, le messie des exclus de la société. Alliant beauté et laideur, féerie et drame, marginalité et universelle fraternité, cette communauté insolite symbolise un monde où tous auraient une place.
L’écriture de Marie-Claire Blais rythme aussi le cours du récit sur celui de la vie, qui défile sous nos yeux dans le ruissellement continu des pensées et des perceptions des personnages. Et comme la vie, le roman ne se divise pas en chapitres, ni même en paragraphes clairement définis, laissant libre le flux des pensées humaines dans leur nature remuante, toujours en mouvement. Quelques immenses phrases rendent compte d’une infinité de réalités, douloureuses et parfois tragiques, qui coexistent et assaillent tour à tour l’esprit, permettant de mettre au jour la complexité humaine, par fragments. Chacun d’eux nous effleure un moment, fragile et éphémère comme la vie, cède la place à un autre, revient, dans l’élan d’une ronde ininterrompue. On passe de l’individualité des personnages aux grandes questions sociales, dans un univers où le passé côtoie le présent, l’illusion la réalité, selon la logique d’un désordre organisé qui ressemble d’autant plus à une danse que chaque pas est accompagné de sa musique. Pour rendre la réalité plus digeste, moins désespérante, toutes les formes d’arts sont d’ailleurs mises à contribution. L’auteure met en scène un véritable spectacle, où tout et tous peuvent s’exprimer. Il n’est d’ailleurs pas anodin que plusieurs personnages soient des artistes, des créateurs, le passage par l’art semblant constituer la voie la plus sûre vers le salut. Et le roman incite à faire de la vie ce qu’en fait Marie-Claire Blais : une œuvre d’art.



This review “Place au spectacle!” originally appeared in Prison Writing. Spec. issue of Canadian Literature 208 (Spring 2011): 135-136.

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