Des solitudes parallèles (scènes de vies de province)

  • François Blais
    La nuit des morts-vivants. L'instant même
Reviewed by Krzysztof Jarosz

La nuit des morts-vivants, titre du dernier roman de François Blais, suggère une histoire de zombies ou de vampires, alors qu’il s’agit en fait d’un récit sur des riens quotidiens. La fausse annonce du titre se désamorce lorsqu’on apprend qu’il ne s’agit que de deux personnages de noctambules vivant à Grand-Mère, en Mauricie. Chacun d’eux écrit une chronique détaillée de son existence archi-plate. Lui, écrivant sous le pseudonyme de Pavel, travaille la nuit comme employé d’entretien de magasins à grande surface; elle, Molie, à cause de problèmes avec la ponctuation, a calqué son pseudonyme sur celui de la célèbre héroïne joycienne à la parole échevelée. Névrotique et incapable d’établir de nouvelles relations interpersonnelles, elle passe la plupart de ses nuits à errer à travers la ville. Bien que vivant tous les deux dans une petite ville et partageant les mêmes goûts esthétiques, ils rateront toutes les occasions de se connaître. Le seul suspense, dans ce livre sur la banalité de l’existence, est la conviction du lecteur que ces deux âmes sœurs finiront par s’unir en un couple androgyne parfait. Or, on n’est pas dans une comédie romantique made in Hollywood, mais dans ce qui se veut une peinture de la vraie vie, sans ces coïncidences romanesques qui mènent à un dénouement heureux. Corie, une cousine de Molie, recule paniquée devant une relation amoureuse et, comme elle, s’avoue incapable de croire à ces deux « bullshits » que sont l’amour et la religion. Pas un seul couple heureux dans ce livre où les solitudes sont tout au plus animées par des velléités de trouver l’âme sœur, dans un mouvement qui évoque la métaphore schopenhauerienne des porcs-épics : voulant se rapprocher pour se réchauffer, ils se blessent avec leurs piquants, s’éloignent donc, avant d’essayer à nouveau de se rapprocher pour ne pas souffrir du froid.

« Longtemps je me suis couché de bonne heure », la première phrase du roman, reprise fidèle de l’incipit de la somme proustienne, thématise d’emblée l’insignifiance des événements adroitement filés, tout en inaugurant un long chapelet de références intertextuelles dont le nombre et l’étendue contredisent aisément la prétendue ingénuité des narrateurs qui se révèlent être, au cours de leurs récits successifs, de fins connaisseurs non seulement de la philosophie allemande, mais aussi de la grande littérature mondiale. En parfaits usagers de la culture postmoderniste, ils sont d’ailleurs tout aussi passionnés — et experts — du joystick, en jouant compulsivement au jeu de Phantasy Star, sans se priver de temps à autre d’une séance nocturne de films d’horreur. Pavel (qui a choisi son sobriquet en l’honneur d’un joueur de hockey) se passionne aussi pour les émissions sportives et pour les jeux qui ont pour sujet les sports nord-américains, tandis que Molie, lectrice et spectatrice compulsive, est incapable de résister même à la série de Hannah Montana apportée à la maison par une petite cousine, une série aux « intrigues . . . si simples que cela pourrait être en polonais et on arriverait quand même à ne pas perdre le fil ». Non contents de résumer et de vanter les avantages des ouvrages à lire et à écouter, Molie et Pavel sont particulièrement sensibles à traquer la frontière mouvante entre la fiction et le réel. Molie invente à l’usage de sa petite cousine Jaja une version moderne de conte de fée dont les personnages principaux sont la petite fille elle-même et sa meilleure copine. Cette série de récits vespéraux à fonction primitivement didactique (raconter une histoire pour endormir l’enfant) se transforme vite en un jeu baroque dans lequel la frontière sacro-sainte entre le réel et la fiction devient étrangement perméable et incertaine.

Finalement, on se retrouve dans un monde où, suivant une boutade perversement attribuée à Nietzsche, « Rien n’est vrai, tout est permis », le créateur réfléchit à sa création et où le récepteur, bien qu’apparemment happé par toute fiction, ne cesse de se poser des questions sur la vraisemblance de celle qu’il est en train de consommer. On peut se demander si Pavel et Molie pourraient former un couple heureux dans ce monde de « porcs-épics » qui ne croient plus à aucune « bullshit », deux notions qui sous-tendent cet univers de monades quasiment autosuffisantes dont chacune est préoccupée par son propre divertissement.



This review “Des solitudes parallèles (scènes de vies de province)” originally appeared in Indigenous Focus. Spec. issue of Canadian Literature 215 (Winter 2012): 151-52.

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