Un homme rapaille?


Gaston Miron, a? l’instar d’Octavio Paz, « aimait re?pe?ter que les poe?tes n’ont pas de biographie et que ce sont leurs poe?mes qui en tiennent lieu ». Se raconter lui permettait toutefois de mettre « en relief des e?pisodes marquants, exemplaires [de son existence], qui re?ve?laient la vie d’un homme et d’un poe?te, et, a? travers elle, le destin d’une socie?te? ». En parcourant les recueils Un long chemin, qui regroupe la prose qu’il a re?dige?e de 1953 a? 1996, et L’avenir de?gage?, qui rassemble divers entretiens qu’il a accorde?s de 1959 a? 1993, le lecteur constate qu’au cours de sa vie, l’auteur de L’homme rapaille? s’est beaucoup re?ve?le?. A? force de le lire et de l’entendre, il est donc possible de « rapailler » les morceaux du casse-te?te de sa biographie, immense labeur que Pierre Nepveu a re?ussi avec brio apre?s avoir accumule? et parcouru d’innombrables papiers intimes, notes, lettres et te?moignages. Gra?ce a? lui, le lecteur peut ainsi de?couvrir, ou rede?couvrir, le parcours d’un homme qui a profonde?ment marque? a? la fois son pays et son e?poque.

Ne? le 8 janvier 1928 a? Sainte-Agathe, dans les Laurentides, Gaston Miron est le fils d’un menuisier, Charles-Auguste Miron, et de Jeanne Raymond dit Michauville, d’origine modeste. Malgre? la crise e?conomique, le jeune Miron passe une enfance heureuse avec ses parents et ses quatre sœurs. Pardessus tout, il aime alors se promener dans sa petite ville, dans les champs et dans les bois. L’un des e?ve?nements marquants de sa jeunesse est le moment ou? il apprend l’analphabe?tisme de son grand-pe?re qu’il admire. La sce?ne est e?loquente : alors qu’il lit les journaux que son pe?re lui a rapporte? de Sainte-Agathe, son grand-pe?re passe derrie?re lui et dit : « Moi, je donnerais toute ma vie pour savoir lire et e?crire . . . tu sais, quand on ne sait pas lire ni e?crire, on est toujours dans le noir ». Miron a alors dix ans. Il est sur le point d’entrer dans une communaute? religieuse, chez les fre?res du Sacre?-Cœur, dont l’e?cole est a? Granby, afin d’y recevoir une bonne formation dans un cadre catholique. Il faut dire qu’en ces anne?es, il est encore tre?s prestigieux pour une famille que?be?coise d’avoir en ses rangs un fils pre?tre.

A? Granby, Miron devient le fre?re Adrien et cherche a? e?tre digne de sa vocation qu’il ne remet en question qu’en 1947, anne?e ou? il revient chez lui avec le projet de devenir e?crivain. Il veut alors « rendre la sonorite? de son e?poque ». Toutefois, il lui faut aussi gagner sa vie. Il trouve d’abord un emploi qu’il occupe brie?vement au journal L’E?cho du Nord puis il se rabat sur des emplois manuels qui ne lui conviennent pas vraiment. Le jeune homme de?cide alors d’aller a? l’Universite? de Montre?al e?tudier les sciences sociales. Dans la grande ville, Miron apprend la vie et multiplie les rencontres importantes comme celle des fre?res Carle.

Au cours de ces anne?es, Miron fre?quente de nombreux cercles, collabore a? quelques publications, s’essaie a? l’enseignement puis devient fonctionnaire tout en continuant a? vivre sa bohe?me. Malheureux en amour, relativement pauvre, il se surnomme lui-me?me « pauvre Cadou », se percevant comme un e?tre mise?rable et mise?reux. C’est en 1953 qu’il publie avec son ami Olivier Marchand un recueil intitule? Deux sangs, fondant a? la me?me occasion les e?ditions de l’Hexagone, maison au sein de laquelle il assumera tout au long de son existence plusieurs ro?les dont celui d’e?diteur.

Tranquillement, la petite boi?te commence a? rayonner. Le critique Gilles Marcotte affirme me?me biento?t qu’elle fait entrer la poe?sie que?be?coise dans « l’a?ge de la parole » en donnant une voix a? une nouvelle ge?ne?ration « ne?e au tournant des anne?es 1920-30 et pour qui la poe?sie [est] un moyen privile?gie? d’expression ». Persuade? de l’existence d’une litte?rature canadienne-franc?aise, Miron affirme alors qu’il faut « nationaliser [la] litte?rature et, ce faisant, le peuple ». Le poe?te est un homme engage? qui n’he?site pas a? sortir sur la place publique faire entendre ses revendications. Ainsi, il va me?me vainement tenter sa chance en politique en 1957 et en 1958 avec le Parti social-de?mocratique. A? la me?me e?poque, Miron participe a? la rencontre des poe?tes, qui deviendra e?ventuellement un forum annuel connu sous le nom de « Rencontre que?be?coise internationale des e?crivains ». Le de?sir de discuter et d’e?changer y est tel que cela va notamment donner naissance a? la revue Liberte?.

En 1959, comme de nombreux intellectuels de l’e?poque, Miron se?journe en France ou? malgre? l’angoisse de l’e?loignement, il continue a? mener une vie active, de?couvre la pense?e d’Albert Memmi et adhe?re, comme beaucoup d’autres, aux the?ses de ce dernier portant sur la de?colonisation. En ces jours, Miron re?ve d’autonomie et de liberte?. Et si sa carrie?re d’e?crivain lui semble encore pe?ricliter, celle d’e?diteur prend litte?ralement son envol.

A? suivre ainsi le parcours de Gaston Miron, le lecteur revit la mutation que la socie?te? que?be?coise a ve?cue au tournant des anne?es 1960. Lire cette biographie, c’est donc l’occasion de revisiter l’histoire du Que?bec et de revivre d’une manie?re intimiste et personnelle la Re?volution tranquille, de la monte?e du nationalisme aux de?buts du FLQ a? la crise d’Octobre, a? la Nuit de la poe?sie de mars 1970, a? la contre-culture, au re?fe?rendum perdu de 1980 jusqu’a? l’autonomisation de la litte?rature.

Lire cet ouvrage, c’est e?galement de?couvrir dans quel contexte a ve?cu et a e?crit cet homme « re?pandu comme une le?gende, animateur et agitateur de premie?re force, dont le visage se confond presque avec le visage de notre socie?te? ».

Si Gaston Miron est un incontournable de la poe?sie voire de la culture que?be?coise, cette biographie l’est tout autant pour quiconque s’inte?resse a? ce poe?te. C’est une entreprise qui permet de mesurer a? sa juste valeur la grandeur de l’homme et qui donne envie de relire L’homme rapaille?, cette « manifestation d’un psychisme collectif longtemps de?ficient et de?sormais en voie de gue?rison. »



This review “Un homme rapaille?” originally appeared in Indigenous Focus. Spec. issue of Canadian Literature 215 (Winter 2012): 185-87.

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