La route ardue de l’Amérique

  • Jean-Sébastien Ménard
    Une certaine Amérique à lire: La Beat Generation et la littérature québécoise. Nota Bene (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Michel Nareau

Les écrivains de la Beat Generation (Jack Kerouac, William Borroughs, Allen Ginsberg, entre autres) sont souvent perçus comme des rebelles qui faisaient la fête et écrivaient des romans et des poèmes à toute vitesse. Ils ont beau avoir marqué la littérature états-unienne, ils ne jouissent pas d’une reconnaissance très forte. Au Québec, tant les auteurs beat que les écrivains québécois qui les ont suivis dans leur sillage ont été affecté par cette méprise. L’essai Une certaine Amérique à lire de Jean-Sébastien Ménard vient rectifier le tir, en prenant au sérieux la démarche esthétique beat et en montrant ses répercussions sur la littérature québécoise. Fort d’une connaissance approfondie des œuvres et du contexte d’émergence de la littérature beat et grâce à de multiples entretiens qui viennent soutenir son propos, Ménard est en mesure de restituer les étapes de l’appropriation québécoise des œuvres états-uniennes, ce qui lui permet de réfléchir à certaines composantes de l’américanité québécoise par le biais d’une influence beat.

Si la voie des influences littéraires a, depuis assez longtemps, perdu de sa force pour expliquer les phénomènes de transferts culturels, les logiques de reprises et la notion d’américanité, c’est qu’elle place un étalon, une source modèle, et des continuateurs, qui viennent dans un temps second, sans l’originalité des premiers. Une telle démarche débouche soit sur l’évaluation des deuxièmes par rapport aux premiers, soit sur une logique de l’analogie, dans un rabattement un peu stérile parce qu’il laisse de côté la signification des reprises, les déplacements opérés, pour se concentrer sur le repérage de traits associés aux productions sources.

C’est dans le troisième chapitre de son essai que Ménard est surtout amené vers ces écueils, et c’est là que s’amorce l’analyse de son corpus québécois. La première section se veut un panorama saisissant l’esthétique beat, mais elle se transforme rapidement en biographie de Jack Kerouac, qui devient en quelque sorte l’incarnation du mouvement dans son entier. À travers ses déplacements, ses rencontres, ses publications, le mouvement beat est restitué et présenté, sans qu’on atteigne malheureusement à une poétique bien claire des pratiques littéraires du groupe. Néanmoins, les manières d’être du mouvement aident Ménard à présenter les premiers introducteurs de Kerouac dans le milieu littéraire québécois, après avoir insisté sur la découverte de l’écrivain de Lowell au Québec par le billet de son entretien avec Fernand Séguin en 1967. C’est ainsi sous le signe de la contre-culture, irriguée par l’errance beat, que Claude Péloquin, Râoul Duguay, Lucien Francoeur et Jean-Paul Daoust sont abordés. Les œuvres sont ainsi moins analysées que rapportées à un parcours culturel marqué par le mouvement, la révolte, la recherche de modes de vie alternatifs. Ce sont les écrivains, davantage que les œuvres, qui sont placés en position de modèles, même si la démarche de Ménard a le mérite de décrire la dimension littéraire de la contre-culture et ses liens avec la littérature états-unienne.

Le chapitre suivant, consacré à la lecture des appropriations spécifiques de Kerouac par Victor-Lévy Beaulieu, par Gilles Archambault et par Jean-Noël Pontbriand est plus riche, parce qu’il insiste davantage sur les raisons de cette reprise, qui ont surtout à voir selon Ménard avec l’héritage canadien-français de Kerouac qu’avec les thèmes beat. Même si le besoin analogique se fait encore sentir, les textes analysés rendent compte d’une intériorisation des pratiques kerouaciennes et d’un travail d’affranchissement vis-à-vis du modèle.

La dernière section, où l’enjeu de l’américanité est davantage posé, montre la richesse du recyclage du courant beat dans la littérature québécoise contemporaine. De Jacques Poulin à Michel Vézina, c’est une part importante du corpus qui a fait de l’errance, de la métamorphose, de la question identitaire des enjeux qui seront balisés par le recours à Ken Kesey (chez Louis Hamelin), à Lawrence Ferlinghetti (chez Poulin) et à William Burroughs (chez Vézina). Cette dernière section aurait gagné en force si le panorama actuel avait été un peu plus riche, en incorporant les œuvres d’Alain Poissant, de Pierre Gobeil, de David Homel, entre autres. Certes, la Beat Generation incarne un type d’américanité, celui de la route, de la confrontation aux éléments, à la frontière, de la transformation individuelle et de la recherche de nouveaux repères, mais tout est présenté dans l’essai comme si c’était la voie d’accès incontournable et première de l’américanité québécoise, alors même que les recherches récentes tendent à souligner d’autres voies pour comprendre l’insertion continentale du Québec et de sa littérature. Les travaux de Maurice Demers et de Jean Morisset, pour ne nommer que ceux-là, ne sont pas pris en compte, ce qui complique l’appréciation de la place du recours à la Beat Generation dans cette identité hémisphérique du Québec.



This review “La route ardue de l’Amérique” originally appeared in Agency & Affect. Spec. issue of Canadian Literature 223 (Winter 2014): 175-76.

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