Littérature de contact

  • Sherry Simon and Pierrot Lambert (Translator)
    Villes et traductions: Calcutta, Trieste, Barcelone, et Montréal. PUM (purchase at Amazon.ca)
Reviewed by Claudia Bouliane

Avec Villes en traduction, Sherry Simon propose une étude comparatiste de quatre moments urbains privilégiés de la modernité, qu’elle saisit par le biais d’une conception inusitée de la traduction envisagée en tant qu’action performative, mais aussi comme sous-culture et, éventuellement, comme mode d’écriture. Si la mise sur le même plan de cités et de périodes historiques fort différentes peut surprendre à l’abord, l’argumentaire que déroule habilement l’auteure convainc amplement de la pertinence de tels choix, d’autant plus que des figures (Hermès, Kafka) et des images (le pont, le passage, la tour de Babel) traversent le livre de part en part comme autant de balises dans cette audacieuse aventure intellectuelle. Prenant le parti herméneutique original de suivre le parcours de traducteurs, plutôt que d’écrivains ou d’œuvres, Simon en fait les points de rencontre entre des cultures hétérogènes, sans pour autant verser dans le biographisme ou se risquer sur les terres de l’histoire culturelle, qui lui sont moins familières; le texte se trouve au cœur de l’entreprise, qui débouche sur des analyses thématiques et topiques éclairantes.

Elle explore ainsi les interstices, les « tiers espaces » de ce qu’elle nomme les « villes doubles », palimpsestes burinés par le passage de colonisateurs, de réfugiés ou de migrants, pour nommer quelques-uns des types d’itinéraires qui retiennent son attention. Phares au milieu de ces emplacements nodaux, les traducteurs facilitent la médiation entre ces êtres souvent en conflit par le truchement de stratégies de « négociation culturelle ». Celles-ci imprègnent jusqu’au texte même de l’ouvrage, où pullulent des néologismes doubles, souvent bien courants déjà dans la langue française moderne, lesquels constituent eux-mêmes des lieux de croisements entre divers noumènes : « autotraduction », « intercirculation », « interzone », « plurilinguisme », « polycentrique », « transmigration », « eurorégion transfrontalière », etc. Ils participent des deux « formes d’engagement » traductionnel qu’identifie Simon : la distanciation et le dépassement, qu’elle illustre au moyen d’exemples révélateurs

En raison de son ton personnel, renforcé par l’usage de la première personne du singulier, l’ouvrage relève davantage de l’essai que du traité académique, ce qui, en plus de rendre sa lecture agréable, convient on ne peut mieux à son objectif d’amorce de dialogue : le « je » de Simon « ouvr[e] une discussion » avec d’autres « je » d’auteurs ou de théoriciens, mais également avec celui du lecteur, qu’interpellent directement les situations sociolinguistiques qu’elle étudie et les questions laissées volontairement en suspens par une analyste consciente de leur complexité. Dans cette mesure, plutôt que de mettre un point final à un débat ou une signature sur un concept, Villes en traduction agit comme un ouvroir à de nouveaux projets de recherche en traductologie, comme en sociologie urbaine ou bien en littérature.

Le seul aspect qui prête le flanc à la critique est l’absence totale de considération pour l’apport de l’univers numérique, lequel modifie considérablement le rapport des citadins à leur ville et aux langues qui l’habitent depuis plusieurs années, des trajets dirigés par Google Maps aux évaluations de commerces proposées par Yelp!, en passant par les applications de traduction instantanée qui prolifèrent sur le marché. Il aurait été intéressant, pour l’auteure qui débute son étude par une citation extraite du poème « La toile » de Borges, d’examiner les relations intertextuelles, les « points d’intersection », pour reprendre une notion au cœur de son propos, entre les deux types d’organisation réseautée où les langues comme les êtres se croisent et échangent : la ville et le web.

Il n’en demeure pas moins que Simon offre avec Villes en traduction une réflexion d’actualité brûlante alors que des questionnements identitaires se font jour ou ressurgissent partout sur notre planète bon gré mal gré « mondialisée ». L’ouvrage se clôt sur une défense de la pluralité babélique des villes contre leur uniformisation linguistique comme façon de redéfinir l’espace civique et de redynamiser le plein déploiement de l’imagination.



This review “Littérature de contact” originally appeared in Agency & Affect. Spec. issue of Canadian Literature 223 (Winter 2014): 187-88.

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